30 septembre 2006

Comprendre le « Modèle social français »

3% de déficit budgétaire, 1000 ou 2000 milliards de dette, le trou de la Sécurité sociale : pris séparément ces chiffres ne me disaient pas grand-chose. J’ai voulu comprendre la signification de ce qu’on appelle le modèle social français, et pourquoi il avait mis nos finances dans cet état. Je tente de présenter dans cet article les chiffres dans leur globalité pour l’année 2005. Les montants indiqués ne sont pas très précis, car je n’ai pas le temps ni la compétence nécessaires pour faire des recherches approfondies. Merci d’avance aux lecteurs qui en savent plus de bien vouloir m’indiquer les corrections. Cependant les ordres de grandeurs sont bons, et les corrections numériques ne devraient pas changer la conclusion.

La dépense publique : 920 Md€ par an

Ce qui caractérise la dépense publique, c’est que l’affectation des ressources est décidée par l’administration et non par un système de prix régi par l’offre et la demande. On achète une maison ou une voiture parce qu’on l’a décidé, à un prix convenu entre nous et le vendeur. Mais on doit payer un service public au coût auquel il est produit. Il y a trois grands gestionnaires de la dépense publique, par ordre décroissant de montants gérés :

- la Sécurité Sociale et d’autres organismes, qui gèrent les transferts sociaux (vieillesse, maladie, chômage, régimes complémentaires, régimes spéciaux et famille) ;

- l’Etat, qui transfère progressivement certaines activités aux collectivités locales ;

- les collectivités locales au sens large (communes, départements, régions), et les établissements publics hospitaliers.

Au total, la dépense publique représente plus de la moitié de la richesse produite en France :

Les dépenses publiques représentent donc 54% du PIB, c’est leur part dans les biens et les services produits en France en 2005. Ce chiffre doit être mis en perspective. Si on prend comme référence les dépenses publiques en France à la fin du 19ème siècle, elles étaient d’environ 10% du PIB. Dans les pays communistes, je ne connais pas le pourcentage exact, mais la dépense publique était sans doute de 80% voire plus. Nous sommes entre les deux. Quelles sont les conséquences ?

La dépense publique recouvre des activités très différentes :

- l'assurance (maladie, chômage) ou l’équivalent de l’épargne (retraite),

- la redistribution (impôts progressifs, allocations),

- l'investissement (infrastructures),

- l’éducation et l’enseignement supérieur,

- les fonctions régaliennes (défense, sécurité, justice),

- les autres services (…).

Ce découpage par type d’activité est plus parlant que le découpage selon les trois types de gestionnaires. Pour déterminer quelles sont les activités qui justifient ou non le recours à l’endettement, nous devons en effet comprendre la nature de chacune d’entre elles, indépendamment du service qui la gère. En particulier, il faut distinguer deux cas, selon que les services publics interviennent en produisant eux-mêmes un service (socialisation de la production), ou en décidant de la manière dont ses fruits doivent être répartis (socialisation des revenus).

Le plan est le suivant : chaque tête de chapitre correspond à une activité, et indique son budget. Les questions qu’il faut se poser pour chaque activité sont très simples : « Combien coûte-t-elle ? », « Le système actuel permet-il de la réaliser efficacement et d’équilibrer facilement son financement ? », « Devrait-on recourir à l’endettement pour la financer ? », et « Avons-nous recouru à l’endettement pour la financer ? ».

Les tranferts sociaux : 460 Md€ par an

Les transferts sociaux représentent au total 460 Md€ par an, c’est la moitié de la dépense publique, soit 27% du PIB et de très loin le premier poste de dépenses. L’essentiel des transferts est opéré via le régime général de la Sécurité sociale, mais il faut ajouter l’assurance chômage, les régimes complémentaires et les régimes spéciaux de retraites. Ces prestations sont financées principalement par un prélèvement proportionnel sur les salaires. Qu’on les baptise charges salariales ou patronales n’y change rien, les charges sociales sont toujours payées par notre travail et non « par l’entreprise ». Le débat récent sur la « TVA sociale » a obscurci ce point, en laissant croire qu’un changement d’assiette permettrait de faire financer nos prestations par les fonds de pension américains, ou les importateurs chinois. Si nous n’avions pas perdu notre bon sens, nous saurions que c’est impossible et donc faux. Il faut le répéter : seul notre travail peut produire les biens et les services dont nous avons besoin pour nos retraites, en cas de maladie, et en cas de chômage.

Les tranferts sociaux ont augmenté très rapidement ces dernières décennies, et la compétence des gestionnaires a consisté à augmenter les prélèvements en même temps que les dépenses. Ils ont hélas fait un travail remarquable, puisqu’on est d’abord frappé par la faiblesse des déficit actuels, soit 1% du PIB, ce qui est relativement peu par rapport au total de 27% de transferts sociaux. On discutera plus loin et en détail les dettes de ces régimes, et on verra que ce 1% ne correspond pas à la réalité, mais il faut souligner dès maintenant que les dépenses, et les dettes correspondantes, sont en-dehors et en plus du budget de l’Etat. Dans quelques cas comme celui des régimes spéciaux de retraites, l’équilibre est si manifestement impossible à atteindre qu’un financement complémentaire a dû être demandé à l’Etat et aux employeurs publics. La subvention de l’Etat est alors comptabilisée dans son budget. A cette remarque près, le système semble aujourd’hui un peu déséquilibré. Ce qui caractérise ces dépenses, ce n’est donc pas leur manque de financement actuel, mais leur taux de croissance exponentiel et le montant des engagements pris et non provisionnés. La mise en œuvre de ce système nécessite des moyens humains, matériels, technologiques très importants. Pour tout contrat d’assurance complémentaire santé, un assureur privé prélève un pourcentage des primes pour gérer le contrat et financer le risque. Je ne sais pas comment le coût de gestion de ces services publics se compare au coût de gestion des prestataires les plus efficaces.

Les transferts sociaux justifient-ils le recours à la dette ?

L'assurance maladie devrait être équilibrée par principe puisqu’elles répartit le risque sur l’ensemble de la population à un instant donné et ne constitue pas une forme d’épargne ni d’échange entre les générations. Que les dépenses d’assurance maladie augmentent est normal dans un pays qui est de plus en plus riche, moins jeune et où nous disposons des traitements les plus avancés. De plus, dans l’ensemble la qualité de notre système de soins est excellente. Mais cela ne nous dit pas combien nous voulons dépenser pour notre santé. Comme les assurés ne paient que 10% environ de leurs soins, et n’en connaissent pas le prix, la régulation de la demande ne peut pas se faire. Certes, on ne va pas chez le médecin pour le plaisir sous prétexte que c’est gratuit. Mais quand on y va on repart souvent avec une ordonnance plus longue et plus coûteuse que si on avait dû payer les soins. Le résultat est que les dépenses augmentent plus vite que ce que nous sommes prêts à payer. L’assurance maladie a déjà généré une dette de 110 Md€ portée par la CADES, et correspondant à des soins passés.

L’assurance chômage devrait également être équilibrée, sauf de manière conjoncturelle lors d’une crise économique grave. Mais sa mise en œuvre, avec les différentes allocations d’aide au plus défavorisés, a des effets imprévus qui accentuent le chômage et fragilisent le financement du système. Ces aides créent en effet des trappes à pauvreté qui n’incitent pas les gens – en particulier les plus pauvres – à travailler. Au coût de l’assurance chômage s’ajoute alors le manque à gagner en termes de cotisations sociales et d’impôt sur le revenu d’une personne qui travaille, ce qui revient à multiplier par 2 ou 3 le montant des allocations chômage. Les trappes à pauvreté ne sont pas la seule cause du chômage, mais elles y contribuent. Ainsi, l’assurance chômage cumule déjà une dette de 14 Md€ qui est portée par l’UNEDIC. Elle est déficitaire en 2005, malgré une croissance raisonnable comprise entre 1,5% et 2%.

La retraite devrait aussi être équilibrée si les droits à pension étaient provisionnés, mais ce point très important doit être expliqué. La retraite constitue une forme de consommation différée, et qu’elle soit par répartition ou par capitalisation ne fait guère de différence contrairement à ce que l’on pense souvent. Tel que le système par répartition est conçu, les cotisations passées ouvrent des droits à pension, et seul le mode de calcul et la gestion financière diffèrent d’un système par capitalisation. En revanche, les deux systèmes n’ont pas du tout les mêmes effets en ce qui concerne les incitations au travail, la tendance à être naturellement en (dés)équilibre financier, et les tensions sociales. La retraite par répartition a pour talon d’achille les bosses démographiques comme le papy boom, et l’augmentation de l’espérance de vie, qui augmentent temporairement le nombre de retraités par rapport aux actifs. De plus, elle incite chaque catégorie de salariés à cotiser le moins possible et à réclamer la pension la plus élevée possible. Quand on ne sait pas exactement combien on paie, on a tendance à crier « moins ! », et quand on ne sait pas combien on touchera, on a tendance à crier « plus ! ». La retraite par répartition est donc par nature instable, et il faudrait des gestionnaires ayant une poigne de fer pour maintenir l’équilibre. De ce fait, les actifs d’hier ont relativement peu cotisé parce qu’il y avait peu de retraités, et les régimes sociaux n’ont pas constitué de réserves pour tenir compte de l’évolution démographique prévue. Sur la base de ces cotisations insuffisantes, on a promis des pensions que les futurs actifs auront beaucoup de mal à payer. Or plus un actif est âgé, et plus il cumule des droits à pension. Pour l’instant, les engagements pris continuent donc d’augmenter avec la population et l’âge moyen des actifs. Comme il est hors de question de laisser des gens dans le dénuement après une vie de travail, nous allons payer ces pensions, c’est une obligation morale. Mais si on veut rendre compte de la situation des régimes sociaux, ces promesses de pensions sont bien équivalentes à une dette de 800 Md€ pour les fonctionnaires et une dette de ????? Md€ pour les salariés du privé (le nombre de points d’interrogation est censé donner une indication du montant…).

Les régimes complémentaires fonctionnent sur le même modèle par répartition et ont exactement les mêmes défauts que le régime général. Ils sont mieux équilibrés pour l’instant, mais pour combien de temps ? Leurs engagements correspondent également à une dette de ?? Md€.

Les régimes spéciaux sont un exemple de catégorie de salariés dont les syndicats ont obtenu qu’ils puissent cotiser moins que les autres et obtenir des pension revalorisées. Ils ont ainsi obtenu des droits spécifiques (âge précoce, calcul et revalorisation annuelle de la pension) qui sont équivalents à une augmentation d’environ 35% des pensions. Ces régimes sont donc déjà très déficitaires. Ils comptent 500,000 bénéficiaires et 361,000 cotisants. Sans renégociation, les engagements pris à l’égard des salariés des régimes spéciaux correspondent à une dette de ? Md€.

« Pourquoi abandonnerions-nous nos avantages acquis ? », disent les retraités qui pensent avoir acheté leurs droits en cotisant. « Pourquoi les paierions-nous ? », répondent les actifs qui n’arrivent pas à les financer. Le drame de notre système est qu’il dresse différentes parties de population les unes contre les autres. Pour chacun de ces régimes de retraite, il existe un conflit d’intérêt entre les bénéficiaires et les payeurs. Faute d’avoir un système de prix qui permettrait à chacun de décider pour lui-même, la résolution de ces conflits par nos institutions fera des mécontents, et nous risquons d’en payer le prix en termes de cohésion sociale. La capitalisation n’a pas ces défauts. On lui reproche d’être soumise aux aléas des bulles financières, mais c’est un mauvais argument pour des durées moyennes d’épargne supérieures à 20 ans. Il est vrai qu’elle oppose les salariés et les actionnaires, mais au moins le partage de la valeur ajoutée est régulé par le marché et historiquement très stable. Ce partage est d’environ 2/3 pour le travail et 1/3 pour le capital dans tous les pays développés. La seule faiblesse de la capitalisation est l’inflation, puisqu’en cas de dépréciation de la monnaie, les sommes épargnées perdent de la valeur. Mais la conclusion logique est que nous devons maîtriser l’inflation, ce qui est maintenant chose faite. Remplacer la capitalisation par la répartition en raison de l’inflation revient à justifier une erreur par une autre erreur. Pour sortir du système par répartition il faudrait en théorie rembourser intégralement la dette en payant aux cotisants les droits qu’ils ont acquis. On voit mal comment cela pourrait se faire avant plusieurs années, et encore avec une transition très progressive.

Les redistributions justifient-elles le recours à la dette ?

La redistribution consiste à effectuer des transferts des uns vers les autres. Une partie de transferts, dits efficaces, permettent de corriger les inefficacités du marché (monopole naturel, asymétrie d’information, externalités, aléa moral, antisélection). Ils permettent donc d’accroître la production de richesses globale. Mais ce n’est généralement pas à cela que l’on pense quand on parle de transferts. L’immense majorité de nos tranferts prétendent lutter contre les inégalités, en mettant en œuvre une redistribution pure des plus favorisés vers les moins favorisés, quitte à diminuer la production de richesses globale. Quels sont les résultats ?

La redistribution est financée par des prélèvements sur le travail et sur le patrimoine. Quand on entend que le travail est trop taxé par rapport au patrimoine, il faut se rappeler que – hormis les héritiers de quelques rares familles de rentiers – la plupart des gens constituent leur patrimoine en épargnant le fruit de leur travail. A salaire égal, une fourmi a par définition un patrimoine plus élevé qu’une cigale. En taxant la fourmi deux fois, sur son travail et sur son patrimoine, on l’incite à devenir cigale. Les taxes sur le travail sont donc la base de la redistribution. Lorsqu’on observe qui consomme le plus les dépenses publiques, l’idée de justice sociale est sérieusement écornée :

- l’impôt sur le revenu est progressif mais représente seulement 5% des dépenses ;

- la principale source de financement (TVA, charges sociales) est proportionnelle aux revenus, les riches paient donc plus que les pauvres (flat tax), ce qui devrait normalement assurer une redistribution importante ;

- mais plus de la moitié de ces cotisations sont redistribuées proportionnellement aussi, via les pensions de retraites, et comme les riches ont une espérance de vie supérieure leur retraite est subventionnée par les pauvres (redistribution inverse) ;

- pour le reste, les prestations maladie et chômage sont des transferts en nature, que chacun est censé consommer à parts égales, indépendamment de son statut social, mais on observe que les riches les utilisent bien plus que les pauvres (redistribution inverse) ;

- l’éducation, en particulier l’enseignement supérieur gratuit, est une autre prestation en nature qui profite plus aux riches, dont les enfants peuvent se permettre de retarder l’entrée dans la vie active (redistribution inverse).

Quels que soient les objectifs poursuivis – et ce sont des objectifs tout à fait respectables –, la redistribution pure ne justifie aucun endettement. Lorsqu’on prend aux riches pour donner aux pauvres, cela ne devrait générer aucune dette. Ce qui génère de la dette, c’est de s’endetter pour consommer aujourd’hui et rembourser demain. Ce qui la rembourse, c’est d’épargner aujourd’hui pour consommer demain. Cela relève d’une décision privée qu’aucun gestionnaire public ne devrait faire à notre place, sauf l’Etat dans un cas bien précis que l’on discutera plus loin : l’investissement en infrastructures dont on verra qu’il n’est plus très important. Mais il est aujourd’hui évident que nous avons demandé à l’Etat et à la Sécurité sociale de distribuer de l’argent qu’ils n’avaient pas ainsi que des droits non provisionnés. Le manque de traçabilité fait qu’il sera difficile – mais pas impossible – de savoir qui sont les perdants et qui sont les gagnants. De nouveau, cela risque de dresser différentes parties de la population les unes contre les autres.

L’investissement et les infrastructures : ??? Md€ par an

Etat, collectivités locales, établissements publics de santé : combien ?

L’éducation et l’enseignement supérieur : 80 Md€ par an

Je laisse de côté la question de savoir si l’éducation et l’enseignement supérieur doivent faire partie du secteur public en totalité, en partie ou pas du tout. Dans tous les cas, ces services doivent être financés l’année où ils sont produits. Certains contestent ce principe en affirmant que l’éducation est un investissement en capital humain, qui génerera de la croissance demain et se remboursera tout seul. C’est faire une grave confusion entre un individu et un pays. S’endetter pour payer ses études a un sens au niveau d'un individu qui sait qu’ensuite il travaillera pour rembourser. Mais cela n’a aucun sens au niveau d'un pays : qu’est-ce qu’un pays qui étudie pour travailler plus tard ? Quand la démographie est stabilisée, il y a un nombre à peu près constant d’élèves, d’étudiants et d’actifs. En régime de croisière, le financement doit être équilibré entre ceux qui étudient encore et ceux qui sont déjà entrés dans la vie active. Pourtant, il est probable que le financement de l’éducation et de l’enseignement supérieur ont conduit au creusement de la dette sous la pression d’une catégorie de la population bien syndiquée qui a pu défendre ses intérêts. On ne peut en déterminer le montant exact car il n’est pas isolé au sein du budget. De plus, on ne peut parler de cette dette sans soulever la question de l’efficacité avec laquelle ce service public a été produit, puisque ses clients – en l’occurrence les parents – ont eu très peu leur mot à dire. Au final, son montant est inclus dans la dette globale de l’Etat et dans les engagements de retraites des fonctionnaires. Environ un million de fonctionnaires travaillent dans ce secteur sur un total de cinq millions.

Les fonctions régaliennes : 57 Md€ par an

Les fonctions régaliennes de l’Etat que sont l’armée, la sécurité et la justice devraient être financées par les recettes fiscales de l'année. Elles ne nécessite aucun endettement : on s’endette généralement pour payer sa maison, pas la société de surveillance. Au début, il y a bien sûr une part d’investissement dans le matériel militaire, de police, et les bâtiments. Mais lorsque les fonctions régaliennes existent depuis longtemps comme chez nous, le budget annuel suffit pour renouveler le matériel obsolète au fur et à mesure par des équipements plus modernes. Il semble que, du fait de l’état de nos finances publiques, les fonctions régaliennes sont particulièrement mal financées en France et doivent souvent se contenter de matériel de qualité médiocre.

Les autres activités de l’Etat et des collectivités locales : ??? Md€ par an

En plus des fonctions régaliennes, l’Etat et les collectivités locales gèrent de nombreuses activités dont l’intérêt est très variable. Leur justification habituelle est qu’elles sont de l’intérêt général et « produisent » des résultats pour la collectivité qui ne pourraient pas être obtenus par l’initiative privée. L’argument est que, comme elles bénéficient à toute la collectivité, personne n’aurait intérêt – égoïstement – à financer ces activités si on laissait faire le marché. Et en effet, ces activités produisent des résultats : le programme TGV a produit un train magnifique, des infrastructures, des emplois chez Alstom, des passagers, que chacun peut voir. Mais les impôts qui ont payé ce programme sont autant d’emplois privés en moins, et de consommation privée en moins. Admirer le résultat d’un programme public est très sympathique, mais cela a peu de sens si on ne le compare pas à ce qu’auraient été en son absence les myriades de projets privés. On ne voit pas ce qui n’existe pas. Combien ont coûté tous ces projets moins reluisants que le TGV, si nombreux et si peu utiles ? Combien de projets réellement utiles n’ont pu être financés du fait de ce gaspillage ?

Récapitulatif de la dépense publique

Aux transferts sociaux que nous avons déjà discutés, nous ajoutons maintenant ces autres dépenses pour avoir une vision d’ensemble de toutes les dépenses publiques :

Sur ce montant, les transferts sociaux ont déjà été longuement discutés. Nous avons également vu l’éducation et l’enseignement supérieur, les fonctions régaliennes, et les investissements en infrastructure qui figurent ici dans les autres activités de l’Etat ainsi que dans le budget des collectivités locales. Restent les intérêts de la dette publique, qui représentent déjà plus de 2% du PIB.

Un premier pas pour y voir plus clair en termes de budget et de dette a été franchi avec la Loi Organique relative aux Lois de Finance (LOLF). Elle permettra de répartir les financements par projets, d’en évaluer les résultats, et de connaître chaque année l’état des dettes et du patrimoine publics. Tant qu’elle n’est pas complètement en place, on ne peut se faire qu’une idée approximative de la dette des institutions publiques qui est récapitulée dans le tableau suivant.

Dette publique et engagements publics

Les engagements, ou droits à retraites, sont mis entre crochets pour les distinguer des dettes sonnantes et trébuchantes.

A ce stade, il faut faire un commentaire sur les actifs que détient l’Etat. Une partie de la dette publique (mais pas les droits à retraite) a servi à construire des routes, des bâtiments et autres infrastructures qui n’auraient pas existé sinon. Dans certains cas c’était une bonne idée, dans d’autres cas cet argent aurait pu être mieux utilisé, mais dans tous les cas ce sont des biens et parfois des entreprises qui appartiennent à l’Etat. L’Etat a fait ces investissements parce qu’on estimait qu’il était plus avisé que des acteurs privé. Une solution consiste donc à dire : maintenant que les infrastructures existent, maintenant que l’entreprise est rentable, l’Etat peut les vendre sur le marché et retrouver l’investissement initial. Ce sont les privatisations et la vente du patrimoine immobilier. De quels montants parle-t-on ? Les principaux types d’actifs à vendre sont les suivants :

- les participations dans des sociétés cotées (France Telecom, EDF, etc.) vendables rapidement valent 120 Md€, ce qui représente un dixième seulement de la dette publique ;

- on ne sait pas combien valent les participations dans les sociétés non cotées, car elles comprennent des belles sociétés mais aussi des canards boiteux qu’il faut regulièrement renflouer, ce qui en diminue la valeur ;

- le patrimoine immobilier comprend des bâtiments qui sont occupés par des fonctionnaires, et des monuments historiques qu’il faut entretenir, et vendre les premiers diminuera la dette mais obligera à payer un loyer ce qui n’améliorera en rien les finances publiques, tandis que les seconds sont un passif plutôt qu’un actif.

Les ordres de grandeur nous permettent de voir immédiatement que la dette de l’Etat n’est pas justifiée par les investissements publics. La dette a été multipliée par 5 en valeur réelle depuis 1980, date à laquelle la plupart des investissements en infrastructure réalisés après la guerre étaient terminés. On ne peut en aucun cas dire que la dette publique actuelle est justifiée par les infrastructures que nous léguons aux générations futures. Malgré tout, on pourra probablement diminuer la dette publique en vendant une part significative du patrimoine de l’Etat, mais il ne faut pas s’attendre à des miracles. De plus, il y aura une opposition très forte des salariés qui travaillent dans ces entreprises publiques, et des syndicats qui défendent leurs intérêts : encore une partie de la population dressée contre une autre.

L’essentiel de notre dette publique n’est donc pas justifié par des investissements en infrastructures. On a vu que ni l’assurance maladie, ni l’assurance chômage, ni l’éducation, ni l’enseignement supérieur, ni les fonctions régaliennes ne pouvaient justifier notre endettement. La redistribution pour lutter contre les inégalités, encore moins ! Non, c’est autre chose, mais quoi ? Un peu de patience, nous approchons de la vérité.

La dette visible et la dette invisible

Les engagements de l’Etat au titre des retraites des fonctionnaires sont de 800 Md€. Mais cela ne prend pas en compte les retraites du privé, ni les régimes complémentaires, ni les régimes spéciaux. Pour se faire une idée de ces autres engagements, il faut se poser la question suivante : puisque les retraites des fonctionnaires représentent 800 Md€, combien pèsent les droits à retraite de tous les actifs du privé ? Si il y a cinq millions de fonctionnaires en France, les salariés du privé sont bien plus nombreux, plus de quinze millions. Le montant est sans aucun doute astronomique, c’est pourquoi j’ai indiqué ce montant par ????? dans le tableau. Il faut le répéter : le fait que ces droits à retraite n’ont pas été provisionnés signifie que les régimes sociaux n’ont pas épargné pour la retraite de leurs cotisants comme n’importe quel ménage l’aurait fait. Non seulement il n’existe aucune réserve, mais ces régimes ont même quelques dettes, ce qui est un comble ! D’un côté, on peut penser que la plupart de ces engagements ne seront jamais remboursés, et qu’on pourra continuer de repousser la dette dans la mesure où les nouveaux cotisants payeront les pensions des retraités. Par la force des choses, c’est peut-être ce qui va se passer, mais il faut bien en mesurer les conséquences. Un jeune qui entre dans la vie active sait qu’il va devoir payer la pension de ses aînés. On appelle souvent cela du doux nom de solidarité, mais c’est un faux geste de solidarité, car c’est une solidarité obligatoire. Les jeunes en veulent à leurs aînés de les avoir mis dans cette situation, c’est une des conséquences d’un système qui dresse des parties de la population les uns contre les autres. Ensuite, il devient très tentant pour un jeune de laisser les autres se charger de cette corvée, en partant à l’étranger ou en ne travaillant pas. Mais ce sont rarement les enfants des familles les plus modestes qui peuvent se permettre ce genre de comportement. Eux savent qu’ils resteront en France, et qu’ils hériteront des sommes modestes. Ils vont devoir travailler, et travailler en France, on peut en être certains. Mais leur travail ne leur appartient plus, du fait des prélèvements actuels : 55% aujourd’hui, combien demain ? Ceux sont eux qui sont les plus à plaindre car ils ont perdu l’essentiel de leur liberté économique.

Une grosse partie visible de nos dettes correspond à la dette de l’Etat et des collectivités locales, même en tenant compte de la vente de certains actifs publics. Mais la partie invisible est donc la plus importante. Il s’agit des engagements de retraites non provisionnés et des transferts sociaux non financés. A quoi sont dûes ces dettes visible et invisible ? La principale raison de la dette visible est que l’Etat a été financé à crédit, en accroissant le périmètre de ses activités et en embauchant des fonctionnaires. Pour la dette invisible, l’explication est un peu différente. Comme les retraites par répartition n’étaient pas généralisées en France après la guerre, il n’y avait alors aucune dette invisible. En 60 ans, nous avons distribué des droits à retraite pour 800 Md€ aux fonctionnaires et pour un montant bien plus important aux salariés du privé. Cette dette est invisible parce que nous avons distribué des droits et non de l’argent, mais le résultat est le même, car à la fin seul notre travail permettra de produire les biens dont nous avons besoin pour notre retraite. C’est facile à comprendre. Chacun d’entre nous a, à un moment ou à un autre, demandé à l’Etat de lui distribuer de l’argent, de lui fournir des services, un emploi, des droits à retraite, et en même temps de réduire ses impôts. Premièrement, en demandant toutes sortes de services, nous avons incité l’Etat à grossir sans nous rendre compte que cela allait créer de plus en plus de monopoles et de bureaucratie inutile. On se souvient que, dans les années récentes, on a parfois justifié cette politique au prétexte que produire des services publics permettait de « créer des emplois ». Deuxièmement, le système lui-même incite chaque individu ou groupe à demander des avantages pour lui, que ce soit sous forme d’argent tout de suite ou sous forme de droits pour plus tard, sans se soucier de savoir qui paiera. L’Etat a une petite part de responsabilité, mais on ne peut pas dire que cette situation existe simplement parce que nos dirigeants ont été incompétents. Si notre système fonctionne uniquement lorsqu’on place un homme ou une femme exceptionnels à sa tête, et ne marche pas dans les autres cas, c’est un très mauvais système. Et il y a de nombreux hommes et femmes exceptionnels aux commandes des administrations. Si nous voulons connaître le vrai responsable, il nous faut plutôt regarder dans un miroir !

A présent, il nous faut donc comprendre quelle est la signification de la dette visible et invisible, et les deux mécanismes qui ont conduit à la créer : l’embauche de fonctionnaires (socialisation de la production), et la distribution d’argent et de droits (socialisation des revenus). Pour finir, nous dirons un mot de deux tours de passe-passe qui ont souvent été utilisés pour financer les dépenses de l’Etat : l’inflation et la fausse croissance. Nous conclurons qu’aucune de ces recettes ne marche, et verrons comment faire face à la réalité.

Comment la dette est créée et la richesse détruite

La redistribution du patrimoine consiste à prendre aux riches pour donner aux pauvres. Au début du 20ème siècle, la société française était nettement séparée entre les travailleurs et les rentiers. Ces derniers étaient peu nombreux puisque les 1% les plus riches de la population percevaient 21% du revenu national, essentiellement grâce aux revenus d’un patrimoine dont ils héritaient à la naissance. Aujourd’hui, ce pourcentage est descendu à environ 7%, et est dû essentiellement aux différences de salaire entre les travailleurs. Le patrimoine des rentiers a largement disparu, principalement du fait de l’inflation et des destructions causées par les deux guerres. Les riches et les pauvres aujourd’hui se distinguent surtout par leur travail. Les plus riches sont ceux qui ont le travail le mieux payé, or les différences de rémunération n’ont pratiquement pas varié au cours du 20ème siècle. Dans ces conditions, taxer les gros patrimoines revient comme on l’a dit plus haut à taxer les fourmis deux fois : une fois sur leur travail et une fois sur leur épargne. La principale conséquence serait d’inciter les fourmis à être cigales, et on ne voit pas vraiment l’intérêt. La seule redistribution, qui pourrait avoir un effet sur les inégalités, est donc celle allant des hauts salaires vers les bas salaires. Voyons ce qu’il en est.

La redistribution des salaires consiste à prendre aux hauts salaires pour donner aux bas salaires. Mais plus on redistribue, moins l’économie produit de biens et de services. Imaginons un ouvrier très qualifié, et un ouvrier non qualifié. Le premier est embauché pour 2000€ par mois, et le second pour 1000€, dans la même usine. L’ouvrier peu qualifié considère que le talent de l’autre, qu’il résulte de son hérédité, de ses études, ou de la meilleure situation de sa famille, ne justifie pas un tel écart de salaire. Il demande à ce que tous les mois, l’ouvrier qualifié lui reverse 200€. Quand on ne regarde que la situation à court terme de ces deux ouvriers, leurs salaire effectifs sont donc de 1800€ et 1200€ respectivement, et l’inégalité entre eux a été réduite. Mais on ne peut juger une telle mesure qu’en regardant ses effets sur tous les groupes et sur toute la population, à court terme comme à long terme. Les autres ouvriers qualifiés, dont les compétences leurs permettraient de gagner 2000€ dans cette usine uniquement, seraient bien avisés d’aller travailler ailleurs pour un salaire de 1801€, 1802€, etc. ou 1999€. Dans la plupart des autres usines ils produiront moins de richesses, c’est pourquoi ils seront payés moins de 2000€, mais leur situation personnelle sera meilleure sans le prélèvement de 200€. A l’inverse, des ouvriers moyennement qualifiés qui ne peuvent gagner que 1001€, 1001€, etc. ou 1199€ ailleurs, feraient bien de démissionner pour se faire embaucher dans cette usine-ci. Là où ils sont aujourd’hui, ils produisent plus de richesses, c’est pourquoi leur salaire est supérieur à 1000€, mais ils amélioreront leur situation personnelle avec la prime de 200€. Quel est le résultat pour l’ensemble de la société ? Les inégalités de salaires ont été réduites, mais maintenant certains ouvriers qui pouvaient produire 2000€ produisent moins, et certains ouvriers qui pouvaient produire entre 1000€ et 1200€ ne produisent plus que 1000€. La production totale a baissé, soit parce que les quantités sont plus faibles, soit parce que les biens produits sont moins utiles pour les clients. Il y a donc des clients, et des ouvriers qualifiés, dont la situation s’est dégradée. Il faut penser à eux, et pas seulement aux ouvriers peu qualifiés dont la situation s’est améliorée. Si on additionne les gains et les pertes de tous les groupes, le bilan global est négatif. Cela peut être acceptable jusqu’à un certain point, mais il faut en être conscient.

L’embauche de fonctionnaires est parfois considérée comme une bonne chose, parce qu’elle permet de créer des emplois. En réalité, ce n’est qu’un cas particulier de redistribution des hauts salaires vers les bas salaires. Une personne qui a un salaire de 1000€ parvient à être embauchée dans la fonction publique pour 1200€. Quand on ne regarde que cette personne, sa situation personnelle est améliorée. Mais si l’on prend en compte les contribuables, ils vont maintenant acheter avec leurs impôts les services de ce nouveau fonctionnaire. Le prix qu’ils vont payer est de 200€ plus élevé que ce qu’ils payaient en achetant les biens et services que cette personne produisait avant. On a donc prélevé 200€ sur les hauts salaires pour donner une prime à une personne ayant un salaire modeste. Les 200€, que le haut salaire utilisait pour payer des biens, des services et des emplois privés, est maintenant donnée à quelqu’un sans contrepartie. Les inégalités de salaire sont réduites, mais la valeur globale des produits et services a diminué. Ces 200€ servaient à acheter des biens et services, et à payer des emplois privés qui maintenant n’existent plus. C’est difficile à prouver parce qu’on ne saura jamais précisément ce qui n’est plus produit, ni les emplois qui ont été détruits ailleurs, ils sont trop diffus, mais c’est la réalité.

Le lecteur n’est peut-être pas encore convaincu. Après tout, les prélèvements sur le patrimoine, sur les hauts salaires, et l’embauche de fonctionnaires semblent être des bonnes choses pour les petites gens. Si les plus favorisés doivent en souffrir un peu, leur situation ne deviendra pas très mauvaise pour autant. Peut-être la production globale de biens et de services sera-t-elle un peu diminuée, mais c’est une notion très floue, tandis que l’amélioration du sort des pauvres gens est un résultat tangible. Où est le mal ? Comme toujours, il faut le chercher du côté de ce qu’on ne voit pas. La naïveté du raisonnement consiste à croire que les riches sont les seules victimes de ces politiques. On sait ce que sont devenus les 200€ qu’on a prélevés sur le haut salaire, ou sur le patrimoine. Mais à quoi servaient-ils avant qu’on les prélève ? Ce n’étaient pas des billets qui dormaient sous un matelas, mais le fruit d’un travail qui servait à acheter des produits et services et donc à payer un autre travail. Dans certains cas, ces 200€ servaient à payer une babysitteuse, une employée de maison, un repas au restaurant et un pourboire à la serveuse. Dans d’autres cas, ils servaient à payer une bouteille de vin hors de prix et le salaire des vendangeurs et des viticulteurs, ou une nuit dans un hôtel trois étoiles. Globalement, moins de biens et de services sont produits, et bien souvent ces richesses étaient produites par des petites gens comme celle que l’on a voulu protéger. Les principales victimes de ces politiques sont les petits salariés dont on a ainsi supprimé l’activité. Mais, et c’est là le plus étonnant, la personne que l’on croyait aider est elle-même une victime. Alors qu’elle avait un petit emploi et l’ambition d’en trouver un meilleur, elle est maintenant assistée, infantilisée, retenue sur son poste par une prime de 200€, et elle est insatisfaite car elle a l’impression d’être moins utile qu’avant et d’avoir perdu ses ambitions. En embauchant des fonctionnaires pas vraiment indispensables et en distribuant de l’argent, tout cela a été accompli et de la dette a été créée. Cela partait d’une bonne intention, mais même si l’intention était bonne, il faut reconnaître que le résultat est très mauvais.

La distribution de pouvoir d’achat consiste pour l’Etat à s’endetter pour donner de l’argent à quelqu’un contre rien. Avec cet argent, le bénéficiaire va pouvoir acheter un repas, le restaurateur va utiliser ce revenu pour acheter une paire de chaussures, ce qui va permettre au cordonnier d’acheter une chemise et d’enrichir le tailleur, et on a « relancé l’économie ». Encore plus fort : grâce aux impôts que paieront le restaurateur, le cordonnier et le tailleur, la dette de l’Etat se remboursera toute seule. Inutile de dire à quel point ce raisonnement est faux. La dette devant être remboursée demain, tous ces produits consommés aujourd’hui ont une contrepartie. Et cette contrepartie, ce sont des repas, des chaussures et des chemises qui ne seront pas produits ni consommés demain. Même si cette explication est grossière, on peut comprendre ce qui se passe en pensant au dicton « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ». Une chemise aujourd’hui vaut plus qu’une chemise demain. Il faudra donc se priver de plusieurs chemise demain pour rembourser la chemise d’aujourd’hui. Ce n’est pas vraiment ce qu’on peut appeler une dette qui se rembourse toute seule. Et encore n’est-ce pas le pire défaut de ce système, car il crée une injustice encore plus flagrante. Contrairement à la redistribution des salaires qui consiste à prendre une chemise au riche pour la donner tout de suite au pauvre, la distribution de pouvoir d’achat consiste à donner une chemise à quelqu’un aujourd’hui pour en prendre deux à quelqu’un d’autre demain, indépendamment de savoir qui est pauvre ou riche !

La distribution de droits à retraite sans provisions est maintenant simple à comprendre. C’est de la distribution de pouvoir d’achat, mais demain au lieu d’aujourd’hui. Faute de traçabilité, on ne sait pas exactement à qui a été distribué le plus de pouvoir d’achat futur, ni qui le paiera.

L’Ecole Polytechnique dont je suis issu réussit l’exploit de cumuler tous ces défauts simultanément (et heureusement quelques qualités… ;-). Les élèves qui y rentrent à 20 ans sont parmi les étudiants les plus brillants du pays. Leurs parents, qui en moyenne sont également des gens brillants, ont souvent une situation qui leur permettrait de payer les études de leurs enfants. Au lieu de cela, non seulement les études sont gratuites, mais les élèves de l’Ecole Polytechnique reçoivent un salaire pendant leurs études, et « cotisent » pour leur future retraite dès l’âge de 20 ans ! Ils bénéficient donc à la fois d’une distribution de pouvoir d’achat et d’une distribution de droits à retraite sans provisions. Dans ces conditions, il est triste, mais pas complètement étonnant, de voir les étudiants universitaires réclamer un « salaire étudiant ». Pour couronner le tout, une part importante des Polytechniciens deviennent automatiquement fonctionnaires à la sortie de l’Ecole, et cumulent donc une embauche de fonctionnaire aux avantages précédents. C’est une manière très efficace de détruire de la richesse et de créer de la dette. Voici les meilleurs skieurs de la station : on les monte en hélicoptère au milieu de la piste pour leur dire ensuite que si ils veulent ils peuvent se laisser glisser, alors qu’ils auraient la capacité de grimper au sommet. Beaucoup le font quand même, heureusement, et ils ont du mérite ! Cela fait bientôt 20 ans que j’ai passé le concours, et il m’a fallu tout ce temps pour comprendre.

L’inflation a souvent été utilisée par les gouvernements pour financer leurs dépenses en faisant tourner la planche à billets. Comme la monnaie se déprécie, les épargnants voient leur palcements fondre comme neige au soleil, et ceux qui ont consommé – notamment en achetant leur maison – s’enrichissent. Dans ces conditions, il vaut mieux acheter une maison qu’investir dans une entreprise car les actions seront progressivement dévalorisées. Il vaut mieux consommer tout de suite qu’épargner. C’est une forme insidieuse de redistribution des fourmis vers les cigales.

La croissance est toujours présentée comme la voie du salut. Il est vrai qu’avec 4% de croissance on n’a pas les mêmes problèmes pour financer la dépense publique qu’avec 2%. Mais que mesurent ces pourcentages ? Ils mesurent toute la production de biens et de services, qu’ils soient publics ou privés. Le gros défaut de cette mesure est donc de comptabiliser les dépenses publiques comme de la croissance.

A qui devons-nous rembourser la dette et comment faire ?

Pour revenir aux 54% du début, nous sommes sans doute déjà un peu plus proches de l’ex-URSS que d’une économie libérale. Si aucun Français n’a l’impression de vivre dans un pays soviétique, c’est parce que la liberté politique reste importante, bien que certaines libertés individuelles comme la liberté d’expression aient déjà diminué. Mais sur le plan économique, qu’est-ce qui nous distingue d’un pays communiste ? Principalement le fait qu’il reste encore de la propriété privée, et l’illusion que le coq français est économiquement plus compétent que l’ours russe. Ce serait oublier que l’état soviétique a longtemps fait illusion. Au début des années 1980, certains s’interrogeaient encore sur la capacité d’une économie de marché à produire des richesse aussi efficacement qu’une économie centralisée, et « scientifiquement planifiée », telle que celle de l’URSS. Economiquement, il n’y a pas de différence de nature entre nous et l’ex-URSS, juste une différence de degré. Nous sommes heureusement encore loin de l’état de décomposition que l’économie soviétique avait atteint au moment de la chute du mur. Mais nous allons dans la mauvaise direction et la distance se réduit peu à peu.

Quelle est la bonne nouvelle ? Nous sommes un pays riche, l’Etat a une notation excellente sur les marchés financiers, ce qui montre que son crédit n’est pas encore entamé. Nous avons donc les moyens de nous sortir du pétrin. Quelle est la mauvaise nouvelle ? La même ! Nous sommes un pays riche, l’Etat a une notation excellente sur les marchés financiers, ce qui montre que son crédit n’est pas encore entamé. Nous pouvons donc attendre encore un peu avant de nous sortir du pétrin. Ce qui nous manque, ce n’est pas la capacité à bouger, c’est la motivation.

A présent, je comprends que la dette n’a pas du tout la signification que je lui donnais en commençant ce travail. Ce n’est pas comme un ménage qui a acheté à crédit des vacances trop chères et doit maintenant rembourser. Nos dettes sont, pour l’essentiel, le résultat d’un système qui prend aux uns pour redistribuer aux autres. Nous avons mis en place ce système avec les meilleures intentions du monde, mais cela ne change rien au résultat. La première chose à faire pour rembourser la dette est donc d’arrêter ses causes : arrêter la distribution de droit à retraite sans provisions, arrêter la distribution de pouvoir d’achat, arrêter l’embauche de fonctionnaires. Cela ne peut pas se faire de façon brutale. Mais il faut être lucides : même en prenant notre temps le remède sera amer et, pendant une certaine période, pire que le mal. Comme souvent, les excès sont généralement agréables au début et douloureux à la fin, mais pour les remèdes c’est l’inverse. Nous devons l’accepter et nous hâter pour commencer le plus vite possible.

27 septembre 2006

Débat : Casse-noisettes

Imaginons un marché où les noix sont vendues par sacs de 1kg. Il arrive que certaines noix soient pourries, mais le consommateur ne dispose malheureusement d’aucun moyen pour le savoir à l’avance. Il se peut que le sac qu’il a acheté ne contienne qu’une ou deux noix pourries, ou au contraire qu’il soit à moitié immangeable. Le producteur, lui, est beaucoup mieux informé. Il connaît l’humidité et la température auxquelles les noix ont été soumises, et il peut estimer avec une certaine fiabilité la proportion de noix pourries. Il n’a aucune certitude, et ne pourra donc jamais garantir au client qu’il aura un sac parfait. Mais il peut améliorer ses méthodes de travail et réduire progressivement la probabilité qu’une noix soit pourrie, moyennant quelques investissements en hommes et en matériel. Combien vaut un sac « deux étoiles » avec 1% de noix pourries, par rapport à un sac « une étoile » qui est à 10% ?

Si il étaient étiquetés comme tels, en se basant sur l’expérience du producteur, le client pourrait choisir le niveau de qualité qui lui convient. Les deux sortes de sacs cités plus hauts seraient donc des produits distincts, avec chacun un prix déterminé par l’offre et la demande pour ce niveau de qualité précis. Il sera alors très tentant pour certains producteurs d’étiqueter deux étoiles sur un sac qui n’en mériterait qu’une. Le client n’ayant aucun moyen de contrôle a priori, il ne s’en rendra compte qu’après avoir largement entamé le sac et ira alors protester. Le producteur indélicat lui répondra que l’indication de deux étoiles ne saurait être une garantie d’un taux de 1% exactement. Statistiquement, certains sacs sont à 0,5% et d’autres à 2% et on ne peut exclure que certains – quoique très rarement – soient à 10%. Certes, le client échaudé ne retournera pas chez ce producteur, mais comme un consommateur moyen ne mange qu’un sac de noix par an de toutes façons, ce moyen de pression ne fera pas changer le producteur malhonnête. Restera la possibilité de diffuser l’information, afin que les autres clients soient mieux informés, mais cela demande beaucoup d’énergie et le premier client n’a rien à y gagner pour lui-même.

Vient alors un passant, qui propose que l’Etat se lance dans la production de noix. Sa mission étant de servir l’intérêt général, il devra étiquer correctement les sacs, selon l’état de l’art des techniques de production de noix. L’Etat embauche donc des personnes spécialement formées et leur demande de mettre en place une organisation efficace pour produire ce bien. Au cours de ce processus, un fonctionnaire bien intentionné, qui a lu que la consommation de noix avait toutes sortes d’effets bénéfiques pour la santé, croit bon d’ajouter que les plus pauvres comme les plus riches devront en recevoir. Pour atteindre cet objectif, on demandera dorénavant à chaque citoyen une contribution forfaitaire annuelle, correspondant au prix d’un sac de noix à deux étoiles. Accessoirement, les quelques clients qui achetaient des noix pour faire des bateaux pour leurs enfants avec une allumette et un peu de cire en sont pour leurs frais. Ils viennent de voir disparaître le marché des sacs à une étoile. Mais comme la qualité des noix est bonne, et que le prix n’a pas changé, la majorité des gens sont satisfaits. Insensiblement, certains augmentent même leur consommation, et le système de production connaît quelques tensions.

Le progrès technique aidant, on découvre qu’il est possible de produire des sacs à 0,1% et quelques unités gouvernementales se lancent dans cette production révolutionnaire. Bientôt, c’est la ruée : les consommateurs font la queue pour venir réclamer leur sac à trois étoiles au guichet du Centre de Production de Noix. Devant le mécontentement croissant des usagers, que l’on n’arrive pas à servir dans des délais raisonnables, la décision est prise d’augmenter massivement la production de sacs à trois étoiles. Lors de l’élaboration du budget, le trésorier du CPN déclare qu’il faut doubler son budget pour réaliser les investissements nécessaires. Ainsi, la cotisation forfaitaire des contribuables est promptement doublée pour leur plus grande satisfaction.

La santé présente quelques analogies avec le marché des noix tel qu’il est caricaturé ici. Un médecin en saura toujours plus que son patient sur l’utilité a priori des soins qu’il va lui prodiguer. Si on laisse fonctionner le marché sans aucune intervention extérieure, on peut craindre que certains médecins n’incitent leur patient à se lancer dans des soins inutilement coûteux. Les plus malhonnêtes tenteront de vendre très cher des soins insuffisants ou dangereux pour la santé du patient, mais ils perdront rapidement leur clientèle. Le principal risque dans une telle situation est de voir augmenter les dépenses au-delà de ce que les patients auraient été prêts à payer si ils avaient été correctement informés. On avance cette explication pour justifier l’inflation des dépenses de santé aux Etats-Unis. Allant plus loin, certains diront que les patients sont inaptes à prendre des décisions dans un domaine aussi complexe, et doivent s’en remettre au médecin. Cette vision tout à fait méprisante du patient ne reflète pas, me semble-t-il, la réalité, sauf pour des cas extrêmes de personnes handicapées ou dont le jugement est altéré.

Supprimer le prix comme on le fait dans un système public de santé peut avoir des inconvénients. Une crainte est que le patient se mette à consommer plus de soins parce qu’il ne paie pas sa consommation. Les études montrent que ce n’est pas le cas, et qu’on ne va pas chez le médecin ou faire une radio pour le plaisir, même lorsque la consultation est gratuite. En revanche, lorsqu’on y va, on demande toujours les soins les plus efficaces et les plus coûteux. Le médecin comme le patient regardent d’autant moins à la dépense qu’ils ne la supportent pas. Pourtant il faut reconnaître que certains patients sont prêts à dépenser plus pour être plus soignés et que, ce qui revient au même, d’autres souhaiteraient dépenser moins quitte à être moins soignés, si on en leur laissait la possibilité. Les patients ont des désirs différents, qu’ils sont les seuls à connaître. Ils devraient être en droit de choisir le médecin qu’ils souhaitent en fonction du prix qu’ils sont prêts à payer. Que leurs dépenses soient prises en charge par une assurance ou non, ils feront jouer sainement la concurrence entre secteur public et secteur privé et détermineront eux-mêmes le niveau correct de dépenses sans se le faire imposer par l’administration.

Cette analyse très grossière laisse de côté de nombreuse questions plus subtiles. La principale est la santé publique. En effet, si on peut laisser un patient libre de ne pas se soigner, on ne peut pas, sous prétexte de respecter sa décision, le laisser contaminer tout son entourage. Un autre argument est qu’il est humainement impossible de laisser sans soins une personne malade qui n’a pas les moyens de se les payer. Mais les faits démontrent exactement le contraire : qui s’arrête à chaque fois qu’il voit un clochard pour lui demander si il a besoin de quelque chose ? Le fait de savoir que la collectivité se chargera – plus ou moins bien – des plus indigents fait que nous nous en remettons à l’altruisme des autres pour leur venir en aide au lieu de le faire nous-mêmes.

26 septembre 2006

Livre : L'économie des inégalités (T.Piketty)



L’étude des inégalités cristallise les divergences traditionnelles entre droite et gauche. D’un côté, seule l’économie de marché et la libre entreprise permettent l’amélioration des conditions de vie, en particulier des moins favorisés. De l’autre, le marché conduit au contraire à la concentration progressive du capital, et à l’oppression des plus faibles qui ne peuvent améliorer leur situation que par la lutte sociale. T.Piketty aborde ces questions du point de vue de la théorie économique, et étudie les outils qui permettent de réduire les inégalités. On distinguera :

- la redistribution efficace, dont le but est de corriger les inefficacités du marché, et donc d’améliorer le fonctionnement du capitalisme ;

- la redistribution pure, qui consiste à prendre à l’un pour donner à l’autre, quitte à créer des distorsions et s’éloigner de l’optimum global en termes de création de richesses.

1) La mesure des inégalités et de leur évolution

Un indicateur de l’inégalité des salaires est le ratio entre P90 et P10, c’est-à-dire entre :

- le salaire qui forme la limite inférieure du dixième décile (10% des individus les mieux payés),

- et le salaire qui forme la limite supérieure du premier décile (10% des individus les moins bien payés).

En 2000, cet indicateur P90/P10 pour les salaires est de 3,0 ce qui situe la France au milieu de la fourchette, entre la Suède avec 2,1 et les Etats-Unis avec 4,5. A titre de comparaison, l’inégalité des salaires français était la plus élevée du monde occidental en 1970 avec 3,7 [NDR : ce ratio a donc baissé dans les années qui ont suivi les accords de Grenelle].

Pour connaître le revenu disponible d’un ménage, il faut prendre en compte les revenus autres que les salaires : les revenus des indépendants, les retraites, les allocations, les revenus du patrimoine, et les impôts. Le ratio P90/P10 des revenus disponible est de 3,5 ce qui situe la France entre la Suède avec 2,7 et les Etats-Unis avec 5,9. Notons que les inégalités de revenus mesurent uniquement les écarts entre ménages, tandis que les inégalités de salaires comptabilisent aussi l’écart au sein du ménage. Or, entre 1970 et 1990, la moitié de l’augmentation de l’inégalité des revenus des ménages américains est dûe au fait qu’il y a de moins en moins d’écarts de salaires au sein des ménages : haut salaire avec haut salaire d’un côté, femme à faible salaire célibataire de l’autre.

Le patrimoine est plus inégalement réparti que les salaires, puisque le dixième décile perçoit 50% des revenus du patrimoine. Ceci explique pourquoi les inégalités de revenus sont plus importantes que les inégalités de salaires. Cependant, les inégalités de patrimoine ne découlent pas seulement des salaires passés qui ont permis de les constituer, mais pour beaucoup de différences dans les comportements d’épargne. A salaire identique, une cigale qui épargne plus qu’une fourmi finit par avoir un revenu plus élevé du fait de son patrimoine.

Ce ratio d’environ 3 qui mesure les inégalités dans les pays occidentaux doit être mis en perspective. Les inégalités qui existaient dans les pays communistes sont difficiles à estimer, mais étaient probablement comparables. Entre 1870 et les années 1990, le niveau de vie d’un Occidental a été multiplié par environ 10 en termes réels. Dans les années 1990, le niveau de vie d’un Occidental est environ 10 fois celui d’un Chinois ou d’un Indien.

2) L’inégalité capital/travail

Depuis Karl Marx, la gauche considère que les inégalités proviennent principalement de l’opposition entre capital et travail, employeur et employé, profit et salaires. Mais la première méthode de redistribution, qui consiste à augmenter le prix du travail, entraîne une substitution plus ou moins importante du travail par le capital. Cet effet dépend de l’élasticité de substitution capital/travail. La redistribution fiscale, qui consiste à taxer les profits des entreprises ou les revenus du patrimoine, ne produit pas cette substitution néfaste. Dans une perspective de redistribution pure, il vaut donc mieux utiliser l’outil fiscal plutôt que manipuler le système de prix.

Il est souvent suggéré de remplacer les charges sociales pesant sur le travail par des charges pesant sur le capital. En diminuant le rendement du capital, ne risque-t-on pas d’inciter les ménages à moins épargner et faire baisser l’offre de capital ? Les études montrent que l’élasticité de l’offre de capital est relativement faible. Mais dans une économie ouverte, la redistribution fiscale ferait fuir les investisseurs vers d’autres pays. Le fédéralisme fiscal consisterait à harmoniser les pratiques afin de limiter la concurrence fiscale.

Pourquoi ne se passe-t-on pas complètement du système de prix, en contrôlant l’allocation optimale de capital et de travail ? L’échec unanimement reconnu de la planification centralisée conduit à rejeter cette idée. On en revient donc à l’idée que le système de prix a un rôle allocatif indispensable, dont le moteur est l’égoïsme individuel.

L’allocation par le marché conduit d’ailleurs à un équilibre assez stable, puisque le partage de la valeur ajoutée des entreprises entre capital et travail gravite toujours autour de 2/3 pour le travail et 1/3 pour le capital. Il existe des variations au cours du 20ème siècle, d’un pays à l’autre, mais elles sont mineures. Comment expliquer cette stabilité ? L’interprétation macroéconomique traditionnelle est que, dans les économies occidentales, l’élasticité de substitution capital/travail est proche de 1 [NDR : Pourquoi cela conduit-il à ce ratio plutôt qu’un autre, est-il en quelque sorte « naturel » ?]. Ceci est illustré par le fait que, depuis 25 ans, la croissance des pays anglo-saxons a créé des emplois peu qualifiés, tandis que la croissance française s’est bâtie sur l’utilisation de machines et de travail qualifié. De plus, les pays anglo-saxons réputés plus libéraux se distinguent par une part du capital inférieure à celle que l’on observe en France.

Une des conséquences de ce partage est qu’il ne sert à rien de rebaptiser les charges sociales « salariales » en « patronales ». Dans tous les cas, elles sont comprises dans les 2/3 du travail et payées par le salarié. Cette réalité économique est toutefois assez éloignée de la perception des salariés. L’idée « qu’à dix ou vingt ans ça ne changera rien » est trop théorique quand la lutte sociale permet d’obtenir des avantages à court terme.

Que penser de l’idée selon laquelle l’économie de marché ne fait qu’amplifier les inégalités de dotations initiales de capital ? D’une part, les taux d’épargne ne sont pas systématiquement plus faibles pour les bas revenus que pour les hauts revenus. Ils étaient de l’ordre de 30% pour les dragons asiatiques pendant les années 1950-1960 contre 15% dans les pays riches. De même, les écarts de salaires ne s’expliquent pas par les différences de stock de capital. Sinon la rentabilité du capital en Inde ou en Chine serait plusieurs dizaines de fois supérieure à celle des Etats-Unis, et ces pays draîneraient l’essentiel des investissements mondiaux. C’est l’inverse que l’on observe. Il est vrai, cependant, que le marché du crédit est peut-être imparfait, permettant à un riche d’emprunter plus facilement qu’un pauvre, même quand ce dernier a un projet tout aussi rentable. On ne dispose cependant d’aucune estimation empirique fiable de cette imperfection.

En conclusion, les inégalités de patrimoine ne jouent pas un rôle aussi important qu’on pourrait le penser. Si l’on écarte les solutions radicales telles que l’abolition de la propriété privée, une solution efficace et qui éviterait la plupart des effets secondaires exposés plus haut serait une flat tax sur le capital, à condition qu’elle soit harmonisée sur la zone géographique la plus large possible. Cela reviendrait à un transfert de patrimoine dans le but de corriger les imperfections du marché du crédit qui privent certains projets rentables de moyens financiers [NDR : Mais comment ces fonds « intelligents » seraient-ils répartis… ?].

3) L’inégalité des revenus du travail

Il faut donc abandonner l’idée que les inégalités résultent de l’opposition capital/travail, et s’intéresser plutôt à la formation des inégalités de salaires. La première idée est que les salariés n’ont pas les mêmes qualités et apportent des contributions différentes à l’entreprise, c’est la théorie du capital humain. Le jeu de l’offre et de la demande fixe un prix différent pour chaque niveau de compétences, qui évolue avec la technologie (demande) et la démographie (offre). Cette explication semble convaincante en ce qui concerne les changements observés depuis le 19ème siècle. Ainsi, la montée récente des inégalités de salaires aux Etats-Unis résulterait des changements technologiques biaisés en faveur de certains talents. Ce type d’étude est cependant limité parce qu’il est difficile de recueillir des données assez précises sur les caractéristiques individuelles des salariés.

Les inégalités de salaires devraient être amplifiées dans les secteurs ouverts à la concurrence mondiale, du fait de l’offre de main d’œuvre peu qualifiée qui résulte de la mondialisation. Pourtant, les inégalités de salaires évoluent de la même façon dans tous les secteurs de l’économie. De plus, les importations en provenance des pays du tiers-monde ne représentent que 2,5% du PIB en 1990. Il semble donc que les inégalités salariales dans les pays développés évoluent principalement du fait de transformations internes du système de production.

Même si quelques rares auteurs comme Murray et Herrnstein défendent l’idée que les gènes jouent un rôle important dans les différences entre les individus, tout le monde s’accorde à penser que ce sont les différences d’environnement qui créent les inégalités. Ainsi, le coût élevé des études favoriserait la transmission du capital humain d’une génération à la suivante. Mais si ce facteur était prépondérant, la mobilité sociale serait moins élevée dans les pays comme les Etats-Unis où le financement privé des études joue un rôle essentiel, or ce n’est pas ce que l’on observe. En réalité, on est encore assez ignorant concernant la formation du capital humain. Le débat continue sur la question de savoir si les aides éducatives améliorent réellement l’aptitude des élèves, si la réussite scolaire dépend plutôt des qualités pédagogiques des enseignants ou du caractère plus ou moins studieux des camarades de classe, ou si il faut une carte scolaire contraignante pour obliger les parents de milieux différents à mettre leurs enfants dans les mêmes écoles, à défaut de pouvoir les obliger à vivre ensemble [NDR : ici, Piketty ajoute « (ce qui serait encore mieux) »].

Le rôle des syndicats consiste à organiser un monopole de l’offre de main d’œuvre afin de fixer les salaires dans un secteur d’activité, par exemple via des grilles de salaire contraignantes. A priori, la manipulation du prix du travail n’est pas un outil efficace de redistribution, du fait de ses effets sur l’offre de travail et de la substitution possible capital/travail. Cependant, une intervention extérieure comme le salaire minimum est justifiée [NDR : jusqu’où ?] lorsque le marché du travail est inefficace, par exemple lorsqu’un employeur est le seul à proposer des emplois dans une région ou un secteur (monopsone). Cette remarque doit être tempérée, car la montée des inégalités salariales aux Etats-Unis s’est faite dans un marché du travail manifestement très concurrentiel, où les employeurs s’arrachaient littéralement certains salariés.

Du point de vue psychologique, les études tendent à montrer que l’inégalité des salaires augmente lorsque les salariés pensent que leurs employeurs sont en mesure d’évaluer correctement leur productivité. Ainsi, les inégalités élevées qui existaient en France en 1970 étaient probablement dûes moins à des différences de productivité réelles qu’à une perception faussée des différences entre l’ouvrier et le haut fonctionnaire, à partir du moment où les deux avaient eu un égal accès à l’école républicaine.

4) Les outils de la redistribution

Finalement, l’outil privilégié est donc la redistribution fiscale, visant à atténuer les inégalités de salaires. Comment est-elle utilisée par les états contemporains ? Les revenus du travail font l’objet d’une série de prélèvements (impôt sur le revenu, TVA, cotisation sociales, …), de transferts [NDR : en numéraire] (allocations familiales et logement, chômage, retraites, RMI, …) et de prestations [NDR : en nature] (santé, éducation, …). Globalement, la proportionnalité des cotisations sociales l’emporte largement sur la progressivité de l’impôt sur le revenu. Le taux moyen de prélèvement varie peu, dans une fourchette allant de 45% à 55%, comme le montre le graphique ci-dessous (et encore ne prend-il pas en compte la TVA). Ce prélèvement globalement proportionnel sert principalement à financer l’assurance chômage, l’éducation, et surtout les retraites et les dépenses de santé.

Les taux moyens permettent de savoir qui paie quoi, mais les taux marginaux effectifs sont plus importants pour mesurer l’impact sur les comportements individuels. Il faut en effet répondre à la question : combien rapporte un euro de salaire supplémentaire après prélèvements, et combien fait-il perdre d’allocations ? Sur le même graphique, on observe que c’est pour les bas salaires que les taux marginaux effectifs sont les plus élevés, plus élevés que pour les plus hauts salaires. Quelles sont les conséquences de ces taux marginaux élevés ? Traditionnellement, les estimations empiriques de l’élasticité montrent que :

- pour les plus hauts salaires, l’élasticité de l’offre de travail est modérée (quand le taux marginal augmente, l’offre de travail diminue peu, mais le salaire est parfois remplacé par d’autres formes de rémunération moins taxées) ;

- pour les populations sans emploi (jeunes, personnes seules, femmes mariées), l’élasticité est élevée, ce qui conduit à se demander si la redistribution de pouvoir d’achat en direction des bas revenus ne constitue pas une « trappe à pauvreté ».

Pour lutter contre les trappes à pauvreté, les Etats-Unis ont mis en place progressivement à partir de 1975 un impôt à taux négatif pour les bas salaires. Ainsi, une personne sans emploi qui reprend une activité perçoit en plus de son salaire un crédit d’impôt, avec un taux dégressif qui peut aller jusqu’à 40% sous certaines conditions. Il faut noter que les bas salaires aux Etats-Unis ont baissé en termes réels depuis les années 1970, mais qu’ils étaient alors plus élevés qu’en France.

En France, les politiques similaires ont été orientée principalement vers la baisse du chômage, via la création d’emplois publics, l’allègement des charges sur les bas salaires, et le partage du travail. Les effets de la redistribution sur le chômage sont très peu spectaculaires [NDR : sic]. Afin de se concentrer sur la lutte contre les inégalités, certains ont donc proposé l’instauration d’un revenu minimum universel, qui serait perçu par tous indépendamment de leur situation. Cette formule éviterait les trappes à pauvreté, et permettrait une politique sociale moins inquisitoriale, ignorant le statut matrimonial et social.

La plus grande partie de la redistribution passe donc par les régimes sociaux du chômage, de la santé et de la retraite. Cette redistribution est en partie efficace, c’est-à-dire qu’elle est censée pallier aux imperfections d’un marché privé :

- pour la santé, l’antisélection signifie que les assurés en savent toujours plus sur leur risque que l’assureur, ce qui peut fausser le jeu de la concurrence ;

- une autre difficulté vient de l’asymétrie d’information, entre le médecin qui est le seul vraiment capable de mesurer la valeur du produit, et le patient qui doit lui faire confiance ;

- pour les retraites, les marchés financiers présentent des risques et ne répondent pas toujours au besoin de sécurité de l’épargne pour les futurs retraités ;

- pour l’éducation, les discriminations raciales ou sociales peuvent dissuader certains individus d’investir suffisamment en « capital humain » [NDR : Un système éducatif gratuit peut conduire au défaut inverse, c’est-à-dire trop de diplômes inutiles].

Mais ces régimes sociaux contribuent aussi à la redistribution pure, avec des résultats très variables. En théorie, chacun bénéficie de façon égale des régimes de santé et d’éducation – au moins pour le primaire et le secondaire. Les cotisations étant approximativement proportionnelles aux revenus, c’est donc un canal important de redistribution. En revanche, les retraites restent proportionnelles aux cotisations payées durant la vie active, mais elles profitent plus aux cadres en raison de leur espérance de vie plus longue. Ce régime effectue donc un transfert inverse, des ouvriers vers les cadres supérieurs.

Enfin, la redistribution « keynésienne » par la dépense publique a encore une place importante dans l’imaginaire et la pratique interventionniste actuelle. Mais ses effets conjoncturels, si ils existent, ne se font généralement sentir qu’à court terme. A plus long terme, la manipulation de l’allocation de ressources qui en résulte est mauvaise pour l’économie, et l’accumulation de la dette publique augmente la demande de capital, et donc la rémunération de ce dernier.


14 septembre 2006

Livre : The bell curve (3/3)

Livre : The bell curve (1/3)
Livre : The bell curve (2/3)

Quatrième Partie – Vivre ensemble

Notre analyse n’apporte aucune solution simple et définitive aux problèmes de notre société contemporaine. Mais, en même temps, les informations apportées jusqu’ici se sont révélées pertinentes pour pratiquement tous les problèmes de société. Dans les chapitres qui suivent, nous résumons l’état actuel des connaissances sur les principaux domaines :

- favoriser le développement intellectuel en modifiant les conditions de vie de gens, et les difficultés d’un tel programme ;

- les progrès réalisés en termes de niveau moyen d’éducation et d’aide aux plus défavorisés, et les lacunes concernant la formation des élites ;

- le bilan de la discrimination positive dans l’éducation et au travail.

Augmenter l’aptitude cognitive

Des études ont mis en évidence les bénéfices d’une meilleure alimentation sur les tests de QI non verbaux, mais pas sur les tests verbaux, ce qui serait cohérent avec l’effet Flynn. Les résultats sont plus mitigés lorsqu’on demande ce qui pourrait être bénéfique pour un enfant en âge d’entrer à l’école. Un programme spécial d’éducation d’une durée de 4 ans au Vénézuela a permis de mettre en évidence un gain de 2 à 7 points de QI, mais il n’a pas été possible de vérifier si les élèves avaient conservé ce gain après l’arrêt du programme. Pour les étudiants plus âgés, les programmes de préparation intensive aux tests SAT permettent un gain similaire, mais ce bachottage est très spécialisé et son effet ne perdure pas. Le programme Head Start a été lancé dans les années 1960 afin d’aider au développement intellectuel des enfants pauvres en leur apportant une aide éducative importante avant l’âge de l’école. Malgré un budget qui se compte aujourd’hui en milliards de dollars, les résulats en termes de QI sont statistiquement insignifiants. Le programme a donc changé d’objectif, visant à réduire à long terme les problèmes d’échec scolaire, de délinquance, et à réduire les naissances illégitimes, mais il n’a pas beaucoup plus de succès dans ces domaines.

Il y a cependant consensus sur une modification de l’environnement qui facilite le développement intellectuel d’un enfant défavorisé : il s’agit de l’adoption. Des études françaises ont mis en évidence un gain de 12 points de QI chez des enfants adoptés par rapport à leurs frères et sœurs, mais un retard de 8 points par rapport à leurs nouveaux camarades de classe. Ceci confirme que l’effet de l’environnement est important, mais on n’a toujours pas identifié ce qui, dans l’environnement, était responsable de la différence [NDR : sur ce thème, J.R.Harris cite une autre étude, selon laquelle les enfants adoptés par une famille aisée ne sont pas avantagés par rapport à ceux dont la mère défavorisée est relogée dans un meilleur environnement et continue d’élever elle-même son enfant].

Le nivellement de l’éducation américaine

La plupart des gens considèrent que l’enseignement public américain est en plus mauvais état qu’avant, mais il n’en est rien. L’élève moyen reçoit un enseignement qui est plutôt meilleur qu’hier. Comme on le verra, les problèmes d’enseignement se limitent aux élèves les plus brillants. Il est vrai que les résultats scolaires de l’élève américain moyen sont très mauvais : un grand nombre ne maîtrisent pas la lecture ni les calculs de pourcentages, et ne connaissent pas les dates historiques les plus célèbres. Dans les comparaisons internationales, les Etats-Unis se classent parmi les derniers des pays industrialisés. Mais peut-on pour autant regretter le bon vieux temps où l’école enseignait quelque chose ? Non. Pendant la première moitié du 20ème siècle, le niveau moyen n’a cessé de progresser avec l’augmentation du nombre d’années de scolarité. Il a baissé au milieu des années 1960, mais la progression a repris dans les années 1970.

En revanche, le niveau des 10 ou 20% d’élèves les plus brillants a baissé au cours des dernières décennies. Pendant les années 1960-70, le niveau des college students a baissé de presque un-demi écart-type aux tests verbaux, et un tiers d’écart-type en maths. L’explication habituelle est que la massification des études supérieures a permis l’arrivée d’étudiants plus ou moins défavorisés qui étaient moins biens formés. Mais cette explication ne tient pas la route, car pendant la période de baisse, la cohorte d’étudiants blancs a diminué, et ne s’est certainement pas démocratisée. Une étude des différentes variables indique que ni la race, ni le SES, ni l’éducation parentale, ni la composition de la cohorte, ni le sexe ne peuvent expliquer cette baisse qui traduit simplement une dégradation de l’enseignement.

Enfin, nous examinons les étudiants très brillants, qui réalisent un score supérieur à 700 au test SAT (environ 1% d’une génération). Le nombre d’étudiants brillants a été divisé par deux pendant les années 1960-70. Cette baisse a été compensée par un rattrapage du niveau dans les années 1980, mais uniquement pour le test SAT non verbal (maths). Il semble donc que, alors que l’éducation progressait pour l’élève moyen, différentes pressions politiques et culturelles se sont exercées pour baisser le niveau d’exigence vis-à-vis des bons élèves [NDR : Ceci est à mettre en perspective avec le phénomène de sélection accrue qui est décrit dans les premiers chapitres. Les écoles d’élite semblent recruter aujourd’hui des élèves plus doués qu’hier, tout en leur demandant un peu moins en termes de résultats. On peut donc penser que l’effort d’apprentissage a nettement diminué pour ces étudiants].

L’opinion publique américaine est globalement en accord avec cette situation. Les études de satisfaction sur le système scolaire révèlent que les parents veulent des classes plus calmes, sans armes, sans violence, et sans drogues, mais qu’ils ne veulent pas d’une augmentation de la charge de travail scolaire pour leurs enfants, ni d’une plus grande rigueur dans la notation. L’accès aux études supérieures s’étant facilité, il n’est pas indispensable d’avoir des très bonnes notes en high school pour poursuivre ses études. Plus de 90% considèrent que l’école de leurs enfants fait un bon ou un excellent travail, alors que cette proportion est de moitié chez les parents taïwanais et japonais. Contre une telle tendance, les réformes fédérales risquent d’être impuissantes, et cela devrait être pris en compte pour modifier les politiques actuelles. En 1993, les programmes d’éducation prioritaires ont représenté 8,6 milliards de dollars, dont 92% ont été consacrés aux défavorisés, 6% étaient ouverts à tous les élèves, et 2% aux frais de gestion de ces programmes, et seulement 0,1% étaient destinés à des programmes spécifiques pour les élèves brillants.

Un thème récurrent dans ce livre est qu’être intellectuellement doué est un don, que personne ne le « mérite ». Pourtant, nous avons vu que ces jeunes talentueux accumulent de plus en plus la reconnaissance sociale et les avantages matériels. Idéalement, nous aurions voulu qu’ils fréquentent des écoles mixtes, et qu’ils aient l’occasion de connaître la population moyenne de leur pays. Mais nous savons que cela ne se produira pas, et qu’ils iront dans des écoles élitistes quoi qu’il arrive. Dans ces conditions, il serait temps de leur demander un effort à la mesure de leurs capacité, en particulier dans le domaine du test SAT verbal : savoir réfléchir à des problèmes complexes, analyser, raisonner, synthétiser, et comprendre. Cette proposition paraîtra élitiste, et elle l’est, mais il ne s’agit jamais que de restaurer l’idée des études classiques, qui ont été abandonnées même pour les élèves qui en étaient capables.

La discrimination positive dans les études supérieures

Les mesures mises en place dans les années 1960 consistent à réserver des places dans les écoles et les universités d’où les minorités défavorisées étaient auparavant exclues. Il serait donc utile de se demander quelle est l’ordre de grandeur de l’avantage conféré aux groupes concernés, et par exemple à quel écart de notes il correspond. Pourtant, ces chiffres sont confidentiels et ne font jamais partie du débat public. Nous avons obtenu les données des tests SAT de 26 des meilleurs colleges et universités pour 1991 et 1992. La différence moyenne de notes entre les noirs et les blancs est de 180 points, soit 1,3 écart-type, ce qui place l’étudiant noir moyen environ au 10ème pourcentile des étudiants blancs. Harvard est la seule institution où l’écart entre noirs et blancs soit inférieur à 100 points au SAT. A l’inverse, l’examen des résultats des étudiants asiatiques montrent qu’ils ont en moyenne 30 points de plus que les blancs. Cette situation est préoccupante, car de nombreux étudiants asiatiques sont arrivés aux Etats-Unis dans des conditions très difficiles, ont souffert de discriminations raciales, et ils accèdent aux études supérieures un peu moins souvent que les blancs pour leur aptitude. Enfin, les étudiants noirs et latinos les plus brillants sont une denrée rare, que les écoles s’arrachent pour respecter les quotas sans baisser le niveau. Certains n’hésitent pas à offrir à ces étudiants des bourses et des avantages considérables pour les attirer.

Lors du processus d’admission au college, la réussite scolaire ou le mérite académique n’est pas le seul critère qui doit rentrer en ligne de compte. Un critère qui est souvent pris en compte est l’intérêt de l’institution elle-même : en recrutant un très bon pianiste, ou un grand sportif, elle contribue à améliorer sa notoriété. Il faut aussi prendre en compte l’utilité sociale des recrutements, et ce que tel ou tel étudiant apportera plus tard à la collectivité. Il y a donc de vraies raisons de donner parfois la préférence à un étudiant issu d’une minorité, même si il est moins qualifié qu’un autre. Puisque personne ne songe à contester cette notion, voyons comment elle est mise en œuvre en pratique.

Pour quantifier la pratiques des colleges, nous avons réparti les étudiants en quatre groupes selon qu’ils sont noirs ou blancs, et économiquement au-dessus ou en-dessous de la moyenne. Par exemple, nous estimons ainsi qu’un candidat issu à la fois d’une minorité et d’un milieu populaire devrait être fortement favorisé par rapport à un étudiant blanc issu d’un mileu riche. En revanche, un candidat minoritaire issu d’un milieu riche ne devrait pas être favorisé par rapport au candidat blanc issu d’un milieu populaire. Les chiffres révèlent qu’il n’en est rien, et que les candidats noirs sont favorisés dans toutes les configurations, indépendamment du fait qu’ils aient ou non souffert de difficultés économiques. Le tableau ci-dessus mesure l’avantage qui leur est conféré en termes de résultats scolaires par rapport aux autres candidats blancs, mesuré en écart-type. En-dessous de chaque chiffre, le signe (– ou = ou + ou ++) indique la préférence qui aurait dû être donnée selon nous, sur la base d’un argument d’équité.

La discrimination positive au travail

Les employeurs cherchent à embaucher les meilleurs salariés, et les tests sont l’un des moyens les moins coûteux et les plus efficaces à leur disposition. Les tests spécifiques ne sont pas meilleurs que les tests généraux qui mesurent l’aptitude mentale. Enfin, l’aptitude mentale d’un salarié a une relation avec sa productivité, quel que soit le type d’emploi. Avant 1964, les noirs étaient fortement sous-représentés dans de nombreuses professions. Un des objectifs du Civil Rights Act était donc d’offrir à chacun les mêmes chances d’accéder à un emploi, selon sa compétence et non selon son origine raciale. A la fin des années 1960, on observe que le marché de l’emploi avait atteint la parité entre les noirs et les blancs lorsque l’aptitude cognitive est prise en compte. Après 1970, le mouvement s’est poursuivi au-delà du point d’équilibre.

La conséquence est qu’il existe des différences notables de performances professionnelles. Elles apparaissent par exemple dans les examens de compétences des enseignants, réalisés dans les années 1980.

En 1950, les noirs étaient systématiquement et injustement exclus de nombreux emplois qualifiés. Depuis cette époque, les attitudes ont changé et les opportunités se sont ouvertes grâce à la discrimination positive. Pourtant, dans les année 1990, les problèmes d’hostilité raciale subsistent dans la société américaine. Quelle devrait être la politique de discrimination positive dans ce contexte ? En 1964, un des promoteurs de la loi déclara « qu’elle ne limiterait pas la liberté de l’employeur de librement embaucher, licencier, promouvoir ou sanctionner, du moment que sa décision n’était pas basée sur des critères raciaux », et s’engagea à manger le texte de loi en public si il se trompait. Mais on ne s’est pas donné les moyens de mesurer ses effets. Peut-être le graphique précédent signifie-t-il simplement que le QI n’est pas si important pour la productivité d’un salarié, après tout ? Faute d’avoir sérieusement étudié le sujet, il est impossible de déterminer si l’avantage à l’embauche conféré aujourd’hui aux noirs correspond à la vision qu’avaient les rédacteurs de la loi.

Où nous allons

Spéculer sur l’avenir de notre société est une tâche pour le moins incertaine, mais certaines tendances se sont toutefois dégagées :

- l’apparition d’une élite cognitive de plus en plus isolée ;

- la fusion de l’élite cognitive et des riches ;

- la détérioration des conditions de vie des personnes ayant une aptitude cognitive dans le bas de la distribution.

En l’absence de changement, ces évolutions pourraient transformer la société américaine en une société de castes, avec une élite ancrée de plus en plus solidement au sommet, et un sous-prolétariat tout en bas.

Au début du siècle, la grande majorité des personnes les plus intelligentes n’atteignaient pas le niveau du college. Elles vivaient avec des personnes moins intelligentes, leurs enfants allaient ensemble à l’école, ils fréquentaient la même église, et se mariaient. Il ne s’agit pas d’une utopie égalitaire, au contraire, car la société était hiérarchisée selon le niveau de revenus, la religion, et l’origine ethnique. Une partie de l’histoire décrite dans ce livre peut être considérée comme une success story : c’est un succès pour les personnes assez chanceuses pour faire partie de l’élite cognitive, et c’est un succès pour la nation dans son ensemble. Les Américains croient en effet que chacun devrait pouvoir se hisser aussi haut que son talent et son travail le lui permettent, et cette conviction s’est transformée en réalité en ce qui concerne le QI. Ce qui est préoccupant, c’est l’idée que l’élite cognitive pourrait former une coalition qui voit la société américaine à travers sa lentille, et que ses membres sont ignorants de certaines réalités. Cette situation est symbolisée par les communautés enfermées derrières leurs grilles et leurs postes de sécurité. Mais de nombreux autres signes existent, comme par exemple la désertion des écoles publiques des grandes villes par ceux qui peuvent se le permettre.

Cette nouvelle élite a déjà peur du sous-prolétariat, et elle aura de plus en plus de raisons d’avoir peur dans les années qui viennent. Pour un enfant, naître et être élevé par une mère célibataire et peu intelligente (environ 20% des naissances) est une malchance. Ces enfants s’en sortent moins bien socialement et économiquement, et finissent par être sur-représentés dans les prisons [NDR : Voir le célèbre article de S.Levitt sur le sujet]. Les tentatives passées pour compenser ces mauvais départs ont montré à quel point c’était difficile. Dans un scénario catastrophe, la société pourrait donc évoluer vers un « état tutélaire » [NDR : custodial state]. Dans les quartiers défavorisés, constatant l’incurie des problèmes évoqués plus haut, l’Etat prendrait en charge entièrement la garde des enfants, l’hébergement des sans abris, le redressement des délinquants, etc. avec pour conséquence que le racisme pourrait réémerger sous une forme nouvelle et plus virulente.

Une place pour chacun

Comment les politiques publiques peuvent-elles s’accomoder du fait que les gens diffèrent par leur intelligence, pour des raisons qui ne sont pas de leur faute, et que ceci a des conséquences puissantes sur leur vie ? Jusqu’ici, elles ont postulé que ces différences injustes étaient engendrées par le système, puisque les être humains étaient tous nécessairement identiques. Mais la théorie politique contemporaine de l’égalité sous-estime les différences qui existent entre les être humains, et surestime sa propre capacité d’intervention pour façonner le caractère et les aptitudes. L’existence même de différences est aprement combattue, et pour peut que ces différences soient liées à l’appartenance à un groupe, elles sont totalement censurées. Dans ce livre, nous avons brisé un tabou en parlant de différences raciales, mais il serait tout aussi difficile de demander à quel point les hommes diffèrent-ils des femmes ? les jeunes des vieux ? les hétérosexuels des homosexuels ? sans être immédiatement taxé de sexisme, de jeunisme, d’homophobie, d’élitisme, etc. Or, si l’on admire la diversité des être humains, l’idée d’une diversité obligatoire décrétée par des quotas est au contraire peu réjouissante.

L’objectif général serait une société dans laquelle chacun, quel que soit son intelligence, peut trouver et se sentir à sa place. Avant l’avènement de la société technique que nous connaissons aujourd’hui, il était plus facile à un homme ayant un QI de 80 de devenir fermier, se marier et avoir des enfants, contribuer au bien-être de sa communauté, et ainsi de trouver sa place. Si c’est devenu plus difficile aujourd’hui, il faut en chercher la raison du côté de l’organisation de la vie locale, plutôt que dans les conditions économiques, puisque ces dernières ont progressé au cours du 20ème siècle. Il convient donc de rendre aux communautés locales et aux collectivités la gestion des leurs affaires sociales, dont la centralisation est excessive. De manière générale, la complexité croissante des règles en tous genres a avantagé l’élite qui a la possibilité de les comprendre, et rendu la vie plus compliquée aux personnes moins intelligentes.

Certains lecteurs auront peut-être interprété ce livre comme un plaidoyer pour limiter la redistribution, et modifier la fécondité des personnes ayant un QI très élevé ou très bas. Il pourrait être intéressant de débattre de ces sujets, mais nous voulons nous voulons nous contenter de commentaires généraux. Sur la question économique, la redistribution existe, elle n’est pas prête de disparaître, et un retour au laissez-faire serait inconcevable. Mais si l’objectif est de permettre à chacun de participer activement à la vie de la société, et de trouver ainsi sa place, les compensations financières ne sauraient se substituer à cet objectif. Quant à la démographie, c’est l’un des sujets les plus dérangeants que nous avons abordés, avec l’idée que la société américaine est peut-être en train d’aller dans la mauvaise direction, et que cela pourrait avoir des conséquences négatives. Nous sommes effarés à l’idée qu’un gouvernement puisse décider qui doit et qui ne doit pas avoir des bébés. Pourtant, c’est ce qui se passe aujourd’hui, et sans le savoir les Etats-Unis encouragent les mauvaises mères : celles qui sont les plus pauvres et qui sont plus souvent que d’autres parmi les moins intelligentes. Le gouvernement devrait donc cesser de subventionner les naissances, riches ou pauvres, et se contenter de rendre plus accessible les moyens de contraception afin de permettre aux femmes de maîtriser leurs décisions de grossesse.

Une de nos conclusions est que lors de l’élaboration de toute politique publique, que ce soit dans l’éducation, l’emploi, l’aide sociale, la délinquance ou l’enfance, ses rédacteurs gagneraient à se poser la question : comment cette mesure s’accordera-t-elle de la grande variété qui existe en termes d’aptitude cognitive ? Après que les différences entre groupes ont été ignorées pendant si longtemps, la seule manière de les contourner est désormais de revenir à l’individualisme : une personne ne doit jamais être jugée en tant que membre d’un groupe, mais en tant qu’individu. Moyennant cela, la répartition de la société en classes cognitives continuera. Elle ne peut pas être arrêtée, car les forces qui sont en jeu ne peuvent pas être contrées.


Pour conclure, voici quelques lectures pour ceux qui veulent creuser le sujet.

Pour :

Charles Murray – The inequality taboo

Arthur Jensen – Thirty year of research on race differences in cognitive ability

Arthur Jensen – The debunking of scientific fossils and straw persons

Chris Brand – The g factor en version téléchargeable

Contre :

Ned Block – How heritability misleads about race

Claude Fischer – Inequality by design, cracking the bell curve myth

Stephen Jay Gould – The mismeasure of man