22 août 2006

Livre : L'inflation scolaire de Marie Duru-Bellat




L’inflation scolaire – Les désillusions de la méritocratie

Marie Duru-Bellat

Parmi les piliers fondateurs des démocraties modernes, la méritocratie s’est imposée afin de permettre une division du travail plus juste que celle qui prévalait dans les anciens régimes, à savoir une division reposant sur l’hérédité. L’école et l’éducation supérieure jouent en grande partie le rôle consistant à mesurer le mérite de chacun, et à lui permettre d’accéder dans la société à la position correspondante. L’objectif final est un surcroît d’efficacité économique et de justice sociale, cette dernière étant garantie par la neutralité de l’école par rapport à tous les critères autres que le mérite. Récompenser chacun selon son mérite est un principe qui est donc rarement remis en cause. Pour améliorer sa position, chacun est amené à s’éduquer autant que ses moyens le lui permettent, afin d’être mieux classé que ses voisins à la sortie du système éducatif. Pourtant, ce raisonnement, parfaitement rationnel au niveau de chaque individu – ma position sociale future sera influencée par la qualité de mes diplômes – aboutit à une suréducation globale qui est inefficace pour la société. C’est pourquoi nous avons atteint un niveau d’éducation tel qu’il n’augmente plus la création de richesses pour la société dans son ensemble, et même ses supposés bienfaits en-dehors de l’économie (culture, civisme, …) ne sont pas évidents.

  1. Les promesses déçues de « l’ascenseur social »

En premier lieu, si le mérite est également distribué, notre société doit permettre une mobilité sociale plus importante qu’autrefois. La première étape de ce programme consiste à faire en sorte que les diplômes et les titres, qui donnent accès aux positions enviables, soient plus équitablement répartis. Ainsi, tandis que 5% d’une classe d’âge obtenait le bac en 1950, ce pourcentage est monté jusqu’à 69% en 1995 et stagne depuis. Parallèlement, il semble qu’on puisse se féliciter d’une augmentation comparable de la mobilité sociale, avec un nombre significatif de mobilités entre catégories sociales – ouvriers, profession intermédiaires, cadres. Mais cette évolution est principalement due à la diminution des emplois agricoles, ouvriers, commerçants et artisans, en faveur d’une augmentation des cadres et professions intermédiaires. C’est donc la société dans son ensemble qui est montée en catégorie – ce que l’on appelle la mobilité structurelle – et les mouvements résiduels d’individus progressant plus vite ou moins vite que la moyenne– que l’on appelle fluidité sociale – est restée très faible malgré l’ouverture du système scolaire. Une comparaison des pays européens ne montre d’ailleurs aucune relation entre la fluidité sociale et le type de politique scolaire et éducative existant dans chaque pays. Si une relation existe, elle est peut-être paradoxalement la suivante : lorsque la position sociale atteinte dépend moins du diplôme, la fluidité sociale s’en trouve un peu améliorée.

L’offre de formation semble avoir suivi l’évolution de la demande puisque les emplois ont évolué vers des catégories plus élevées depuis cinquante ans. Mais il n’y a aucune raison pour que le niveau de qualification demandé par le marché du travail continue d’augmenter au même rythme que la formation des jeunes. Si la formation des jeunes augmente plus vite que les besoins des entreprises, cela se traduit par une baisse de la valeur économique de leur diplôme. Le diplôme déclassé (trop nombreux) ne permet plus d’accéder aux emplois espérés mais reste néanmoins nécessaire pour ne pas reculer dans le classement général. Au-delà des divergences entre experts, les études confirment que ce phénomène de déclassement des diplômes existe bien et qu’il n’est pas marginal.

  1. Mérite et justice sociale

Il est devenu pédagogiquement incorrect de parler de « dons » ou d’intelligence, parce qu’il serait injuste d’envisager que les tous jeunes enfants sont inégaux lorsqu’ils abordent l’école – quelle que soit l’origine de cette inégalité. Pourtant, l’école reçoit des enfants inégaux, et même si d’importants efforts sont consentis pour les traiter de façon égale, les élèves n’en sont pas moins « égaux en droit mais inégaux en fait » (Bourdieu, Passeron). Puisque les performances scolaires des enfants diffèrent, il est donc possible que l’origine de leur mérite reste marqué par un héritage. L’école doit donc mettre en œuvre une forme de discrimination positive pour remettre les compteurs à zéro. On imagine mal qu’elle puisse y renoncer, faute de quoi elle deviendrait l’instrument des groupes les plus instruits, élevant sans cesse la barre pour protéger leur position sur le marché des emplois qualifiés. La méritocratie ne serait alors qu’une idéologie servant aux plus diplômés à justifier leur position sociale enviable. Mais le terme de mérite recouvre autre chose, et la question qu’il faudrait se poser est plutôt : les individus les plus diplômés sont-ils mieux rémunérés parce qu’ils apportent quelque chose de plus à la société ?

Sur cette question de la valeur des diplômes, deux points de vue s’opposent :

- selon les tenants du « capital humain », la rémunération des individus dépend de leur productivité, et donc de leurs compétences, d’où un rôle important de l’éducation ;

- selon la théorie du « signal », le diplôme servirait essentiellement à indiquer aux employeurs comment chaque individu se classe par rapport aux autres, mais serait sans conséquence sur leur productivité dans l’absolu.

En réalité, ces deux points de vue ne sont pas exclusifs, et l’école peut être considérée à juste titre comme à la fois comme créatrice de compétence et comme instance de tri. L’analyse des déterminants des salaires montre qu’ils dépendent en effet de la formation, mais aussi de compétences et d’attitudes très générales, et enfin de qualités qui ne semblent pas directement reliées à la productivité (amour-propre, agressivité, apparence physique, etc.). Tous ces facteurs joueraient bien plus sur les revenus que les indicateurs censés appréhender les aptitudes comme le QI. Si certaines attitudes généralement ignorées par l’école prennent une importance croissance par rapport aux titres scolaires, on ne peut exclure que cela ne contrecarre dans certains cas l’injustice des jugements scolaires.

  1. Plus d’éducation, pour quoi ?

La France consacre 7% de son PIB à l’éducation. Le rendement social de cet investissement est censé être multiple, d’abord économique en permettant la production d’un supplément de richesses futures, mais aussi culturel et civique. Mais sur le plan purement économique, il est très difficile de trancher le point de savoir si l’éducation est une cause ou un effet de la croissance. Il n’existe actuellement pas de consensus scientifique sur cette question capitale. Quant aux autres bénéfices, qui se risquerait à dire que les jeunes d’aujourd’hui sont « plus cultivés » ? L’élévation globale du niveau d’instruction s’est-elle traduite par une évolution comparable du civisme et de l’intérêt pour la chose publique ? Là encore, les comparaisons internationales semblent indiquer que la cohésion sociale dépend plus du niveau d’inégalités prévalant dans la société que du niveau moyen d’éducation.

On a également tendance à croire que la hausse du niveau d’éducation vient répondre à juste titre à un besoin du marché de l’emploi. Les statistiques sont malheureusement trompeuses, car basées sur le diplôme des personnes embauchées, et non sur le profil effectivement requis pour les postes. Le déclassement des diplômes évoqué plus haut risque donc d’être interprété comme une évolution des besoins des entreprises. Cette vision doit être rejetée lorsque l’on apprend que, parmi les jeunes diplômés bac + 4 en lettres ou langues qui n’ont pas intégré l’enseignement, 77% ont un statut d’employé. En argument de dernier ressort, on avancera que tous nos voisins font de même, et que nous devons donc allonger les scolarités pour rester compétitifs. Mais comparaison n’est pas raison, et il faut rappeler comme il a été dit plus haut qu’on confond souvent à tort le rendement privé et le rendement social de l’éducation. Par exemple, l’ouverture et la gratuité du système reviennent à subventionner davantage les études de ceux qui « ont les moyens de s’accrocher » et préfèrent profiter de la vie d’étudiant, au détriment des 8% qui quittent chaque année l’école sans aucun diplôme.

Enfin, la logique méritocratique est cruelle, car lorsque la compétition est juste, les élèves en échec (et tous les sont de manière relative, sauf les majors des grandes écoles) peuvent penser qu’ils ont eu toutes les chances et sont les premiers responsables de leur échec. Poussant le raisonnement plus loin, la fable satirique du sociologue anglais M. Young, The rise of meritocracy, décrit une société invivable et injuste, verrouillant les destinées individuelles sur une base contestable (les tests de QI).

  1. Repenser l’entrée dans la vie

La formation intellectuelle, civique, sociale et personnelle n’est pas moins importante que le classement destiné à répondre aux besoins de sélection professionnelle. Dans une première phase, où la sélection n’aurait pas sa place, l’éducation devrait se fixer comme objectif l’égalité de résultat. Ceci appelle une discrimination positive. Dans une deuxième phase, et afin de se préparer à la diversité du monde du travail, une sélection est inévitable. On pourrait toutefois concevoir une sélection moins strictement indexée sur le niveau scolaire, et intégrant une plus grande diversité de qualités et de préférences individuelles.

Commentaire :

Après cette proposition générale sur la répartition des deux rôles de l’éducation, Marie Duru-Bellat semble quitter le domaine de l’analyse objective. Elle fait ainsi plusieurs propositions qui ont un air de « déjà entendu » contrastant avec le reste de son texte, et auxquelles le lecteur adhèrera plus ou moins, selon ses convictions politiques :

- le « chèque insertion », jusqu’alors surtout évoqué pour financer la reprise d’études, pourrait aider les jeunes à mettre en œuvre un projet personnel ;

- ne pas se contenter d’offrir à tous des chances égales d’atteindre des positions inégales, mais aussi limiter les inégalités entre les positions ;

- renforcer les politiques de l’emploi et de redistribution visant à égaliser les conditions de vie des familles ;

- mettre en place des structures de garde homogénéisant le développement des tout jeunes enfants.

Notons également qu’elle cite deux fois le QI, la première fois comme étant un assez mauvais indicateur du futur salaire, et la deuxième fois comme étant une base contestable pour décider de la destinée des individus. Je signale que dans The bell curve – livre controversé dont je recommande la lecture – les auteurs soutiennent que le QI est devenu de facto un facteur de discrimination et de stratification de la société américaine. Selon l’argument – également controversé – que le QI est fortement héréditaire, ils en tirent la conclusion que certaines politiques publiques doivent être révisées. La comparaison avec le texte de M. Duru-Bellat est intéressante à plusieurs titres :

- si le système méritocratique actuel mesure avant tout le QI des individus, lequel est héréditaire, on peut s’attendre à ce que la société s’organise selon des règles héréditaires ;

- le projet de mobilité sociale perd donc de sa crédibilité ;

- l’idée selon laquelle les études supérieures gratuites sont une aide aux individus les mieux dotés à la naissance est renforcée ;

- on comprend mieux les relations paradoxales entre fluidité sociale, méritocratie et système éducatif ;

- la discrimination positive et les conditions de garde améliorée des tout jeunes enfants seront peu efficaces pour arriver à une « égalité de résultat » lors de la première phase.

Mais qu’entend-on exactement par mérite ? Cela pourrait être l’intelligence mais les mots « mérite » et « intelligence » recouvrent des sens totalement différents. L’intelligence est la faculté de comprendre, de connaître, de concevoir. On trouve dans Wikipédia le commentaire suivant : « Définir l'intelligence est un défi. On peut tenter de dire, mi-humoristiquement, mi-sérieusement, que ‘L'intelligence, c'est ce que mesurent les tests d'intelligence’ ». Le mérite, quant à lui, est ce qui rend digne de récompense, d'estime. Ainsi, le mérite est le fondement de la conception de la justice retenue par Karl Marx (1875). Marx préconise de donner « à chacun selon son travail, l'effort fourni, la compétence, le talent, le risque, la responsabilité ou le courage »…

Le débat fait rage sur chacun de ces points. Laissons-le ouvert !

15 août 2006

L'apprentissage du français

Présentation de Liliane Sprenger sur le thème Apprentissage de la lecture, troubles de l’apprentissage, dyslexie

http://www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1201

Les résultats s’appuient sur des enquêtes françaises ou internationales consistant à faire passer des tests à des enfants (école primaire) ou à des adultes. Sont mesurés entre autres : le temps de lecture, les erreurs de reconnaissance et de compréhension du mot, ainsi que les fautes d’orthographe.

  1. Quel est le niveau de lecture des Français ?

Les résultats des Français sont moyens par rapport au panel de pays. Contrairement à ce qui peut être rapporté dans les médias, aucune baisse n’est observable. La Finlande a toujours les meilleurs résultats. Les problèmes de compréhension orale et écrite sont fortement corrélés. Si l’on comprend la langue à l’oral, les problèmes de lecture proviennent donc essentiellement de la reconnaissance des mots.

  1. Quelles sont les compétences requises pour lire ?

Des capacités d’identification des mots écrits : quelques millisecondes chez un lecteur dit « expert », et ce indépendamment du contexte et même pour des mots nouveaux ou des pseudomots (mots inventés comme mirpe). Le « décodage » n’est donc pas une procédure lente et laborieuse. Les langues asiatiques diffèrent. En Français : écriture alphabétique avec beaucoup d’irrégularités d’orthographe (peint/pain), et quelques irrégularités de prononciation (sept/septembre). Japonais Kana : écriture syllabique. Chinois : élément sémantique + élément phonétique.

  1. Est-ce que les enfants apprennent moins bien à lire avec une méthode globale ?

Oui. Même les enfants de milieu socioculturel défavorisé apprennent mieux à lire grâce au décodage que les enfants favorisés avec la méthode globale. De plus, quelle que soit la méthode retenue, les enfants apprennent à comprendre les mots autant qu’à les reconnaître. Le décodage ne favorise donc pas la reconnaissance au détriment de la compréhension, et la méthode globale ne favorise pas la compréhension alors qu’elle était censée le faire.

  1. Est-ce que les enfants apprennent mieux à lire dans les langues où les relations entre écrit et oral sont transparentes ?

Oui. Les enfants anglais apprennent nettement moins vite à lire les mots et pseudomots que les français, qui eux-mêmes apprennent moins vite que les espagnols. Pour ces derniers, l’apprentissage de la lecture est pratiquement fini à 7 ans, ce qui n’est pas le cas pour les Français, et encore moins pour les Anglais. Si l’on mesure le temps de reconnaissance des mots et de pseudomots chez l’adulte, les Italiens sont plus rapides que les Français qui sont plus rapides que les Anglais. Ce phénomène est si important que les lecteurs normaux français et anglais ont pratiquement les mêmes résultats que les dyslexiques italiens (sur le temps de reconnaissance des mots). Ces écarts s’expliquent par les irrégularités de prononciation. En effet, dans le sens orthographe vers prononciation, l’Anglais comporte 88% de régularités contre 95% pour le Français et 94% pour l’Allemand. Dans le sens prononciation vers orthographe, le Français comporte 50% de régularités contre 72% pour l’Anglais et 74% pour l’Allemand (NB : mots monosyllabiques, en prenant en compte l’attaque-rime).

  1. Comment les enfants apprennent-ils à lire et écrire en français ?

La régularité de la langue est vraiment l’explication de ces écarts d’apprentissage entre Français et autre nationalités. En effet, à l’école primaire on constate un écart important du nombre de réponses correctes entre mots réguliers (« comme ça se prononce » ou « comme ça s’écrit ») et mots irréguliers. En revanche, la fréquence des mots (mots courants vs. mots rares) et la lexicalité (mots existants vs. mots inconnus/nouveaux) sont négligeables. Mêmes constatations pour l’écriture. Vu le coût d’une orthographe peu transparente en termes d’éducation, il serait important de se repencher sur la question de la réforme de l’orthographe.