15 novembre 2006

Il est parti


Je me souviendrai
de la cueillette des cèpes
de ta fine écriture
de l'extrémité aplatie de ton pouce
de tes dessins au feutre
de ton fauteuil à Beauterne
de la boîte de noisettes
de Ma Nichtana
de l'examen exigeant de nos bulletins de notes
du bleu de tes yeux
de tes livres
de ton souffle quand tu nageais
du persil trempé dans l'eau salée
des récits de la fuite d'Egypte
de Tsinouk
de tes voyages au tour du monde
des meringues de chez Chatton
de l'odeur des sièges de ta voiture Peugeot
de ta culture encyclopédique
de ton goût du savoir
des Lipizzans à Bercy
du Club des Epinettes
des chats que l'on appelait "tortues"
des beignets au caramel du restaurant chinois
Je me souviendrai que tu trouvais Anaïs très belle
Je me souviendrai de "Bon voyage"
de la Rayolad
des coupes glacées de chez Sénéquier
Je me souviendrai que nous n'étions pas toujours
d'accord mais que ce n'était pas facile de te dire
Tu étais le patriarche
Tu vas me manquer
Nous allons prendre soin de Mamy et Cécile.
Bon voyage

Agathe

14 novembre 2006

Débat Madelin-Piketty sur la fiscalité

L’Université de tous les savoirs organise en ce moment des disputes – ou disputations – sur une série de thèmes. Celle du 19 octobre dernier réunissait face à face Alain Madelin et Thomas Piketty sur la question de l’impôt et de la pression fiscale. Leur débat offre un tour d’horizon complet, présenté par deux débatteurs qui connaissent bien le sujet, et ont des vues presque diamétralement opposées. Si vous avez le temps, je recommande d'écouter leur débat, sinon en voici un résumé.

T.Piketty

La question de l’impôt et de la pression fiscale n’est pas une question technique, mais une question avant tout politique.

Une baisse de 10 à 15% des prélèvements obligatoires est improbable en raison de l’allongement de la durée de la vie et des dépenses de santé. Une forte hausse l’est tout autant parce que la croissance actuelle est faible, et que dans un tel scénario le pouvoir d’achat disponible après prélèvements stagnerait. Raisonnablement, il faut donc s’attendre à ce que le niveau global de pression fiscale reste autour de son niveau actuel à 45%, voire augmente très légèrement. Si des baisses sont possibles, il est important d’identifier les prélèvements qui ont le plus d’effets négatifs, et de cibler en priorité ces derniers. Ainsi, l’impôt sur le revenu français ne représente que 3% de PIB contre 8 à 10% dans la plupart des pays européens. Ce n’est pas l’impôt qu’il faut réduire en priorité, et mieux vaudrait concentrer les baisses sur les charges sociales qui pénalisent le travail.

Il y a un problème de répartition et d’opacité, une accumulation invraisemblable d’impots, de charges et de taxes locales. Qui paie quoi pour quoi ? Il faudrait distinguer le financement des dépenses publiques directements administrées par l’Etat, des assurances obligatoires pour les personnes – retraites et chômage – qui représentent entre 15 et 20% de PIB.

La retraite par répartition a été instaurée en France pour une bonne raison, parce que les épargnants avaient vu leurs économies fondre à la suite des chocs des guerres mondiales et des années 1930. Les marchés financiers avaient été incapables de transférer des revenus dans le temps de manière certaine sur une période de 30 ans. A contrario, la retraite par répartition permet de garantir un certain taux de remplacement du salaire.

Les dépenses maladie et famille relèvent d’une logique de solidarité nationale, indépendamment des cotisations payées par les uns et les autres. Cette distinction entre différents types de dépenses [NDR : services publics, revenus différés, solidarité nationale] est compliquée pour les citoyens car on utilise le même type d’impôts pour les financer. En particulier, les dépenses qui relèvent de la solidarité devraient être financées par un impôt sur toutes les formes de richesses et pas seulement sur les salaires.

Un exemple de prélèvement qui mériterait d’être réduit est celui des régimes de retraites complémentaires obligatoires. Pour les cadres, ce régime va jusqu’à 8 fois le plafond de la Sécu, soit environ 15 SMIC. Cela ne rapporte rien en termes de redistribution parce que ces personnes ont une espérance de vie supérieure à la moyenne, et de plus ne souhaitent pas nécessairement cotiser pour leur retraite à un tel niveau. Ce prélèvement est donc mal perçu par les cotisants concernés, et n’apporte rien aux autres. Il n’en existe pas d’équivalent dans les autres pays, où le plafond est généralement beaucoup plus bas.

La vraie question est donc : quels impôts pour quelles dépenses, plutôt que : faut-il baisser ou augmenter la pression fiscale ?

A.Madelin

Il faut alléger la pression fiscale, c’est-à-dire le total impôts plus cotisations sociales plus endettement – car ce sont des prélèvements obligatoires différés. Depuis F.Mitterand, le niveau de 45% est resté stable, mais dans le même temps l’endettement a explosé. C’est le total qui représente la dépense publique, soit 54 ou 55%.

Diminuer la pression fiscale, c’est diminuer le pourcentage des dépenses publiques dans la dépense nationale. Ceci peut se faire avec une croissance forte en stabilisant les dépenses en volume. La dépense publique trace une frontière entre l’économie marchande concurrentielle où le consommateur commande et le domaine public qui échappe à la concurrence et où c’est le politique qui commande. Les règles d’efficacité ne sont pas les mêmes dans ces deux secteurs. Comme notre machine à produire des biens et des emplois marchands est trop petite, cela freine la croissance, crée du chômage et de la pauvreté, d’où des dépenses publiques supplémentaires, et un cercle vicieux s’installe. En Suède, le taux de prélèvement obligatoires est élevé, mais leurs services publics sont ouverts à la concurrence et sont plus largement consacrés à préparer l’avenir.

1) Notre pression fiscale est trop forte aux deux extrêmes de l’échelle de revenus.

La pression fiscale marginale modifie les incitations à travailler ou à innover. Ce lien est établi, comme le montre notre pratique des dérogations et incitations fiscales diverses. En bas de l’échelle, le coût du travail est excessif, alourdi par le SMIC et les 35 heures, ce qui fait que certains emplois coûtent plus cher qu’ils ne rapportent, et donc ils ne voient pas le jour ou nourrissent le travail au noir. Dans de nombreux cas, la sortie du système d’aides sociales pour reprendre un travail n’apporte qu’un fain très faible : c’est la fameuse « trappe à pauvreté ». Pour augmenter l’incitation marginale à reprendre un travail, le gouvernement Jospin a créé la Prime pour l’emploi, une bonne idée qui a été mal exécutée est qui est dénoncée dans un rapport de la Cour des Comptes.

En haut de l’échelle de revenus, nous avons une pression marginale qui est sans doute un record au Monde. Tout se passe comme si nous surtaxions notre matière grise. Celle-ci est attenuée par un autre record : toutes nos exonérations et diverses niches fiscales.

2) Notre niveau actuel de dépenses et de prélèvements publics est insoutenable.

Nous sommes dans un monde ouvert, où les états sont en concurrence pour savoir celui qui organisera le meilleur rapport qualité-prix des services publics qu’il fournit. L’endettement n’est pas condamnable s’il reste dans les limites de notre capacité de remboursement et s’il correspond à la préparation du futur : ce n’est pas le cas. Notre dépense publique a longtemps été indolore, financée par la planche à billets et l’impôt d’inflation, puis plus douloureuse avec la montée des prélèvements obligatoires. Elle est aujourd’hui moins douloureuse parce que reportée sur les générations futures.

3) La pression fiscale est le reflet de choix politiques.

Le choix sous-jacent à notre excès de dépenses publiques est l’héritage d’un rêve socialiste, dans lequel les consommations collectives devraient l’emporter sur les choix individuels, et l’Etat se voit accorder un rôle tutélaire. La frontière entre dépenses collectives et individuelles est un choix de société qui est variable selon les époques : téléphone, télévision. Pour des raisons politiques et éthiques, je donne la préférence chaque fois que c’est possible à la liberté de choix, n’ayant recours à la consommation collective que quand c’est vraiment nécessaire. Notre pression fiscale est aussi légimitée par la lutte contre les inégalités. Pourtant, il semble aujourd’hui qu’avec notre conception de la justice distributive, la justice sociale soit en panne avec un nombre croissant de RMIstes et de bénéficiaires de la CMU et des minima sociaux. Il existe une autre conception de la justice sociale. Imaginons qu’il existe une loterie qui tire au sort la situation sociale dans laquelle chacun peut naître. On cherche alors à concevoir les meilleurs institutions possibles, en se disant que l’on pourrait aussi tirer un mauvais numéro. Cette conception développée par John Rawls est une bonne approche. Elle permet d’accepter des inégalités fécondes, génératrices d’incitations à entreprendre et donc de croissance. Une croissance de 3,5% c’est le doublement du pouvoir d’achat en 20 ans. Quelle politique de redistribution peut permettre à quelqu’un d’atteindre un tel résultat ?

La priorité c’est de renouer avec une forte croissance durable – l’hypercroissance – qui repose sur trois piliers :

- la maîtrise de la dépense, l’ouverture du secteur publique à la concurrence et la redéfinition de son périmètre ;

- la libération du marché du travail avec un vrai signal des prix et un vrai échange de travail contractuel dans le cadre d’un droit du travail d’ordre public ;

- la remise à plat de notre système fiscal et social – et non des mesures en trompe-l’œil comme les transferts ou la TVA sociale pour faire payer les produits étrangers.

Plusieurs mesures :

- Clarifier et distinguer ce qui relève de la solidarité nationale de ce qui relève de l’assurance obligatoire. Une différence avec T.Piketty : l’assurance maladie s’appelle « assurance », alors que les allocations familiales c’est la solidarité – c’est l’impôt – car on ne s’assure pas contre le risque d’avoir des enfants.

- Supprimer la fiction des cotisations patronales [NDR : çàd les fusionner avec les charges salariales] car elles font partie du coût du travail et constituent un salaire différé pour le salarié.

- Transformer toutes nos exonérations de charges sociales en une franchise, par exemple sur les 500 premiers euros.

- Intégrer la CSG à l’impôt sur le revenu comme une première tranche payée par tous les Français, et limiter la tranche supérieure à peut-être 33% en contrepartie de suppression de la très grande partie de nos 418 niches fiscales dont le coût est de 50 millards d’euros, et enfin prélever l’impôt à la source.

- Instaurer un revenu familial garanti inspiré de l’impôt négatif.

- Donner à nos entreprises une fiscalité compétitive par rapport à nos partenaires.

- Réformer la fiscalité de l’épargne qui subit des impôts en cascade : droits de succession, impôts sur les plus-values, droits de mutation, ISF, afin d’assurer une neutralité fiscale entre les différentes formes de placements.

Débat

TP : « Si vous étiez élu en 2007, à combien la pression fiscale serait-elle réduite au bout de cinq ans et dix ans ? »

AM : « Un point de PIB par an, comme l’a fait l’Espagne, ou la France après 1995 »

TP : « Vous passeriez de 45% à 35% en 10 ans ? »

AM : « Non, c’est 5% en 5 ans, sur la durée d’une législature »

TP : « C’est rassurant, passer de 45% à 40%, car sinon vous auriez du mal »

AM : « Sans déficit. C’est important ! »

TP : « Vous dites qu’il suffit de stabiliser les dépenses, et qu’avec la croissance le pourcentage va baisser. Ca ne marche pas car les salaires des fonctionnaires ne peuvent pas être gelés »

AM : « Diminuer la pression de 1% par an, cela a été réalisé par le Canada, les Pays-Bas, l’Espagne, et 5% de moins cela nous ramène dans la moyenne européenne, mais j’entends le faire en révisant le périmètre des activités de l’Etat – continuer, déléguer, arrêter »

TP : « Il est faux d’opposer le public et le monde de la concurrence car il existe des dépenses comme la santé, où les prestataires – hôpitaux, médecins – sont soumis aux lois du marché, mais sont payés par des cotisations sociales qui préservent l’égalité d’accès »

AM : « La santé est une économie totalement administrée, tarifée par le monde politique, il n’y a pas de signaux des prix. Il faudrait une véritable économie de la santé, avec une vraie concurrence dans le cadre d’une délégation de gestion de service public. La frontière entre économie administrée et marché est poreuse, mais elle existe : l’assurance automobile est obligatoire mais n’est pas comptabilisée dans les prélèvements obligatoires »

TP : « Si on compare les systèmes qui existent, je serais beaucoup moins négatif que vous envers le système Français »

AM : « Mais il est insoutenable, on ne peut pas le financer par l’endettement des générations futures, parce que nous sommes incapables d’avoir une Sécurité Sociale en équilibre »

TP : « Vous avez raison, ce n’est pas facile de réguler un système de santé, mais il n’est pas facile non plus de réguler un système d’assurance santé privé. L’efficacité des 3% de PIB supplémentaires payés par les Américains est loin d’être prouvée. De plus, avant de réformer, il faut aussi voir les choses qui vont moins mal que les autres »

AM : « Non, la régulation de notre système de santé n’est pas acceptable, car elle consiste soit à prélever plus, soit à rembourser moins, soit à endetter les générations futures »

Y.Michaud (à TP) : « Sur quels impôts nocifs peut-on jouer par rapport à la croissance, qui semble être absente de votre discours ? »

TP : « La croissance à elle seule ne change pas la pression fiscale en pourcentage. Un exemple d’impôt nocif : faire peser une trop grande partie des dépenses sur les salaires encourage les entreprises à remplacer la main-d’œuvre par des machines, avec des problème d’ajustement à court terme même si cela peut être souhaitable à long terme. Alors que le taux global de prélèvements est stabilisé, on a une augmentation des charges sur le travail au moment même où nous avons un problème de destruction d’emplois. De même, pour la TVA sociale, pourquoi les impôts pèseraient-ils uniquement sur les biens produits en France ? »

AM : « L’impôt pèse toujours in fine sur les personnes. Assurance sociale = cotisation. Solidarité nationale = impôts. Nous avons un désaccord sur la santé, que je mets dans l’assurance, et lui dans la solidarité. Par ailleurs, détaxer le travail peu qualifié revient à taxer plus le travail qualifié, c’est contre-productif, cela rappelle la vieille lutte contre les machines. La TVA sociale ne fera pas payer les produits importés, mais leurs consommateurs. La TVA n’est pas un droit de douane et se compense par les parités monétaires »

TP : « Si on bascule trois points de cotisations sociales sur la TVA, il ne peut pas y avoir d’ajustement des parités monétaires au sein de la zone euro. Il ne s’agit pas de taxer les écrans plats, mais seulement de taxer autant ceux produits en France et à Taïwan, ce qui serait une bonne chose »

AM (s’anime) : « Je dis et je maintiens que vous confondez la TVA avec un droit de douane. Relisez les travaux de Maurice Lauré, le père de la TVA française. Ce n’est pas un impôt sur la consommation, c’est un impôt sur la valeur ajoutée, sur la production, payé par les consommateurs »

TP : « Si c’est un impôt sur la consommation payé par le consommateur et répercuté sur le salarié, on va finir par s’y retrouver ! »

Y.Michaud : « Vous avez introduit les idées de Rawls, qui permettent d’avoir à la fois une conception de l’intérêt général et des inégalités acceptables. Cette théorie date du début des années 1970. Depuis, les dépenses médicales se sont envolées avec les technologies médicales et l’allongement de la durée de la vie. Ceci redéfinit la notion d’individualisme et de solidarité »

AM : « La théorie de Rawls est adaptée une société de plus en plus ouverte comme la nôtre. Est-ce que la montée en puissance des dépenses liées au vieillissement va nous condamner à une imposition de guerre ? Je crois qu’il faut conserver notre système de répartition mais le convertir en système par points afin de transformer ce qui sont aujourd’hui de faux droits sociaux en vrais droits sociaux cotés chaque année en fonction du nombre de retraités et d’actifs et de la croissance »

TP : « Je rejoins AM sur un point : il faut tout faire pour que l’assurance obligatoire soit le plus possible perçue comme une accumulation de droits reliés directement aux cotisations payées »

AM : « Reconnaissez que c’est de nature à favoriser mon option de l’hypercroissance »

TP : « Non, à moins que les retraites et les coûts des dépenses de santé progressent moins vite que le PIB »

11 novembre 2006

Les retraites de la SNCF

La presse se fait aujourd’hui l’écho de la situation des retraites des anciens salariés de la SNCF. A l’occasion du passage aux normes comptables IFRS, l’entreprise publique est priée par ses auditeurs de passer en 2006 une provision de 8 Md€ (milliards d’euros) alors que ses fonds propres ne sont que de 4,8 Md€. Les comptes seront clos aux 31 décembre, et doivent être arrêtés par le Conseil d’Administration puis approuvés en AG avant le 30 juin 2007, ce qui laisse quelques mois à l’Etat pour trouver une solution avec la SNCF. Qu’est-ce que cela signifie ?

La SNCF fait partie des entreprises dont les salariés bénéficient d’un régime spécial de retraites. Elle paie elle-même les pensions de ses anciens salariés (enfin presque…), ce qui pose un problème lorsque les effectifs décroissent : les salariés actifs sont de moins en moins nombreux pour payer les pensions de retraités de plus en plus nombreux. Cela n’a rien d’original, puisque c’est la situation du régime général des retraites de la sécurité sociale. Mais à la SNCF l’effet démographique est nettement plus fort, puisqu’elle compte aujourd’hui 310 000 retraités pour 170 000 actifs. C’est pourquoi, en réalité, la SNCF ne parvient déjà plus à payer les retraites de ses salariés : en 2005, les cheminots retraités ont reçu 4,7 milliards d'euros, dont 1,8 milliard versés par la SNCF et 2,6 milliards par l'État.

Comment est calculé le montant de la provision ? Ces 8 Md€ correspondent à des avantages supplémentaires accordés par la SNCF à ses retraités en 1990. Elle a, entre autres, intégré des primes dans le calcul des pensions. Les engagements au titre des retraites des cheminots représentent entre 105 et 108 milliards d'euros qui devront être versés sur cinquante à soixante ans. Soit, grosso modo, 2 milliards d'euros par an [NB: ce calcul de journaliste est faux car il faudrait actualiser les paiements annuels, mais même si on divise par deux les 108 Md€, la conclusion n'est pas vraiment modifiée]. Que trouve-t-on dans les comptes de la SNCF pour refléter cet engagement ?


Comme on le voit, le montant estimé de l'engagement hors bilan des retraites ne couvre que deux ans de pension avec la part versée par l’Etat. Il y a une raison qui permettait de comptabiliser un montant aussi faible. La SNCF a encore des salariés qui paient des cotisations couvrant une bonne partie des 2 Md€ qu’elle doit verser chaque année à ses retraités. Je suppose - mais n'ai pas vérifié - que le montant de l'engagement hors bilan ci-dessus ne correspond qu’à la différence entre les deux. L’intégration des primes en 1990 a augmenté les pensions, d’où la provision supplémentaire de 8 Md€. Cependant, le véritable engagement de la SNCF vis-à-vis de ses retraités est beaucoup plus important. Si elle avait constitué un fonds pour payer leurs pensions, comme l’ont fait General Motors ou Ford (avec les difficultés que l’on sait), ce fonds serait d’un montant de l’ordre de 100 Md€ d’après les chiffres cités plus haut. La provision de la SNCF qui fait tant parler d’elle n’est en réalité que la partie émergée d’un iceberg qui est fondamentalement le même pour tous les régimes par répartition. On peut accepter qu'un système de répartition génère des déficits dans une période où le nombre d'actifs par retraité diminue. Mais, dans ce cas, il faut exiger qu'il génère des excédents dans les périodes où le nombre d'actifs est en croissance. Or cette période de croissance a existé à la SNCF, mais à l'époque les excédents de cotisations des cheminots n'ont pas été transférés au régime général.

On ne peut probablement pas se passer d’un peu de retraites par répartition, mais il est regrettable que notre système soit presque exclusivement basé sur ce principe qui a pour conséquence une incitation négative au travail. Dans un tel système, on promet aux salariés que si ils versent une part de leurs revenus à leurs aînés, leurs enfants feront de même pour eux dans quelques années. Quel lien y a-t-il entre ce qu’on a cotisé hier et ce qu’on percevra demain, percevra-t-on plus si on travaille plus ? Comme la répartition fonctionne par partage du gâteau, chaque personne qui souhaite améliorer sa condition – et c’est bien normal – a pour cela deux leviers :
- travailler plus ou plus longtemps, ce qui a l'avantage de faire grossir le gâteau ;
- ou bien protester pour avoir une part plus importante du gâteau, en justifiant cette demande par les spécificités de son statut.
La première option consiste à travailler pour accumuler le plus possible de « points » de cotisation retraite. La deuxième consiste à essayer d’acheter ses points le moins cher possible, et à les liquider le plus tôt et le plus cher possible, par tous les moyens politiques et syndicaux possibles, et ce au détriment des autres salariés. Le comportement des Français est donc un mélange des deux, et la deuxième option est ressentie de plus en plus durement par ceux qui en font les frais. Les régimes spéciaux tels que celui de la SNCF comprennent des catégories de salariés qui ont poussé la deuxième stratégie le plus loin. Mais leur cas n'est pas unique, car même le régime général incite les représentants des salariés à opter pour cette stratégie chaque fois qu'ils en ont la possibilité.

Malgré ces défauts, l’évolution la plus probable des régimes spéciaux restants (SNCF, RATP, La Poste) est toute tracée : l’intégration dans le régime général. Pour la SNCF, les 2 Md€ qu’elle verse annuellement à ses retraités seraient donc versées à la Sécurité Sociale comme dans n’importe quelle entreprise dont les salariés cotisent. En contrepartie, la Sécurité Sociale reprendrait vraisemblablement à sa charge la part des pensions qui est actuellement supportée par la SNCF – mais pas la part de l’Etat. Pourtant, cela ne suffit pas, car le nombre de salariés de la SNCF va encore décroître et le nombre de ses retraités augmenter, et ce plus vite que dans la population générale. La Sécurité Sociale se retrouverait donc aux termes de cet échange avec des charges croissantes et un revenu décroissant. Pour compenser cette évolution démographique, une soulte serait demandée à la SNCF, comme cela a été le cas pour France Telecom, EDF et GDF.

« Compte tenu du déséquilibre démographique, le montant des soultes serait assez élevé, de 23 milliards d'euros pour la Cnav », estime Hervé Mariton dans son projet de rapport sur le volet projet du loi de finances pour 2007. En admettant que cette estimation soit correcte, le régime spécial de la SNCF pourrait donc être intégré dans le régime général sans pénaliser les autres salariés. Notons au passage qu’il existe un risque politique dans ce genre d’opération. L’Etat – qui veut vendre progressivement ses participations dans certaines entreprises publiques – a intérêt à minimiser la soulte pour vendre ses actifs le plus cher possible et faire rentrer de l’argent tout de suite dans les caisses, au risque de faire supporter à la Sécurité Sociale des charges futures non financées. Cela permettrait de réduire la dette publique en faisant de la trésorerie grâce à des engagements hors bilan. Cette tentation existe, reste à voir si l’Etat est susceptible d’y céder…

En conclusion, voici une synthèse de quelques chiffres concernant la SNCF. Il en ressort que les sommes en jeu pour les retraites sont très importantes par rapport à la taille de l’entreprise : on a vu que la provision dépassait les fonds propres, mais il est plus parlant d’imaginer que la soulte représenterait plus d’un an de chiffre d’affaires, et que le total des pensions de retraites versées (SNCF et Etat confondus) représentait un quart du chiffres d’affaires en 2005. Enfin, les engagements au titre des retraites sont plus importants que le coût de l'infrastructure, d'un facteur quatre si on raisonne comme un fonds de pension.

Sur le site de la SNCF, on trouve les chiffres suivants pour 2005

Chiffre d’affaires : 20 et quelques Md€
(répartis entre quatre activités plus ou moins égales en taille, les voyageurs, le transport public, le frêt et l’infrastructure)

Résultat courant : 0,3 Md€
(c’est le résultat qui intègre les charges d’exploitation, l’amortissement des investissements, et les frais financiers, mais pas les éléments exceptionnels ou non récurrents comme par exemple une provision de 8Md€ pour passage aux normes IFRS…)

Endettement : environ 7 Md€

Compte-tenu de la séparation du réseau confié à Réseau Ferré de France et de l’exploitant qui est la SNCF, il est utile d’examiner les chiffres de RFF pour comprendre les flux entre les deux entités.

Voici ce qu'on trouve sur le site de RFF pour 2005

Contribution à RFF : 2,5 Md€
(ce que RFF paie à la SNCF pour entretenir le réseau qui lui appartient)

Chiffre d’affaires RFF : un peu moins que 2,5 Md€
(ce que la SNCF lui paie comme péage pour l’usage du réseau)

Endettement : environ 27 Md€

RFF présente un résultat d’exploitation tout juste équilibré, et encore grâce à 1 Md€ par an au titre de la « contribution de l’Etat de aux charges d’infrastructure », et un résultat financier de –0,5 Md€ malgré une « contribution au désendettement » de 0,8 Md€ par an. En additionnant ces chiffres, on aboutit à la conclusion que la contribution totale de l’Etat à RFF est supérieure à 2 Md€ par an. C’est-à-dire que la SNCF, pour autant que je comprenne les chiffres de RFF, s’occupe de l’entretien du réseau mais ne paie en réalité ni l’amortissement des investissements ni les frais financiers correspondants. En d’autres termes, il semble que les billets des voyageurs paient environ la moitié du coût total des voies ferrées, mais que l’autre moitié sera remboursée entièrement et exclusivement par l’impôt.

On peut se féliciter de la qualité des transports publics en France, mais encore faut-il prendre en compte la totalité des coûts. Ce bref tour d’horizon montre que si on ne considère que le prix du billet on est loin du compte, puisque les retraites et l’infrastructure présentent des coûts cachés qui sont financés par l'impôt ou bien devront l'être dans le futur. Le moins qu'on puisse dire est que ces coûts n'apparaissent pas clairement lorsqu’on regarde la présentation qu’en donne la SNCF :


Au passage, on note que la TVA est de 5%, ce qui signifie que les autres produits sont plus taxés que les billets de train ou - ce qui revient au même - que les billets de train sont subventionnés... en plus des retraites et de l'infrastructure ! On peut se demander ce que coûterait le billet si chaque voyageur en payait réellement le coût complet. On peut se demander si chaque Français voyagerait autant si le coût de ses déplacements n'était pas en partie supporté par ses concitoyens. Enfin on peut se demander si le coût de la SNCF est celui d'une entreprise efficace...