25 janvier 2006

Livre : Pourquoi nos enfants... (3)

Des mondes distincts

Cherchant à comprendre pourquoi l’éducation des parents n’influence pas la personnalité des enfants, Judith Rich Harris cite plusieurs exemples où un comportement « appris » dans le contexte familial ne se transporte pas à l’extérieur. Serait-ce l’explication ?

On a vu qu’il n’y avait pas de lien entre l’ordre de naissance et la personnalité. Est-ce à dire que les aînés et les cadets ont la même personnalité ? Si l’on interroge les amis, les professeurs, ou si l’on effectue des mesures plus objectives telles que la fréquence des troubles psychologiques, la réponse est oui. Mais si l’on interroge les parents, ou les autres membres de la fratrie, il s’accordent le plus souvent pour dire que l’aîné est plus « responsable », et le cadet plus « créatif ». L’aîné et le cadet ont bien un comportement différent, mais uniquement lorsqu’ils sont en famille, et cela n’a aucune répercussion sur leur comportement à l’extérieur.

Un autre exemple est frappant : la plupart des sourds se marient entre eux, mais 90% des enfants qu’ils ont ont une audition normale. Aussi leurs parents ne les entendent pas pleurer, n’écoutent pas leurs babillages, n’encouragent pas leurs « papa » et « maman ». De plus, les parents sourds utilisent le langage des signes pour communiquer avec leurs enfants normaux. Pourtant, ces enfants n’en gardent aucune séquelle. A l’extérieur de la famille, ils apprennent à parler comme les autres enfants.

Ainsi, l’environnement familial n’aurait une influence que sur le comportement que nous adoptons lorsque nous sommes en famille. L’expérience montre qu’un enfant peut très bien être sage chez ses parents et turbulent à l’école ou chez ses grands-parents, être honnête à la maison et mentir ou tricher en classe, être dévalorisé par les remarques désobligeantes de ses parents à la maison et avoir une une situation prestigieuse auprès de ses camarades. Pas étonnant que tant de gens détestent rentrer dans leur famille pour les vacances !

« Eux » et « nous »

Quand on parle de la « personnalité » de quelqu’un, on pense généralement à son comportement en société, dans la vie de tous les jours. Il convient donc de rechercher ce qui influence ce comportement, puisque ce n’est pas l’environnement familial.

Le cerveau humain a plusieurs aptitudes remarquables :

  • les humains ont une capacité à imiter (bien plus développée que les primates) ;
  • un enfant de 3 ou 4 ans peuvent se faire une idée de ce qui se passe dans la tête de quelqu’un en observant la direction de son regard et l’expression de son visage ; il a déjà ce qu’on appelle une « théorie de l’esprit » qui lui permet d’imaginer ce que pense l’autre ; les autistes sont privés ou fortement handicapés de ce point de vue, alors que les victimes du syndrome de Williams, bien qu’ayant un QI très faible, se servent remarquablement bien du langage et peuvent jauger les intentions d’autrui.

Forts de leurs capacité d’observation et d’imitation, les enfants doivent se trouver un modèle qui façonnera leur personnalité dans le monde extérieur.

En 1954 paraissait Sa majesté des mouches, roman qui valut à son auteur William Golding le prix Nobel de littérature. Une vingtaine d’écoliers échouent sur une île déserte et sont livrés à eux-mêmes pendant plusieurs mois. Le groupe se scinde en deux camps qui se livrent une guerre fratricide, l’un symblisant la loi et l’ordre, et l’autre la sauvagerie et le chaos. La même année, une équipe de chercheurs de l’Oklahoma emmenait vingt-deux enfants de onze ans dans le parc national de Robbers Cave. Ils avaient été sélectionnés pour leurs similitudes : tous étaient des garçons blancs et protestants, au QI moyen ou légèrement supérieur à la moyenne, aucun ne portait de lunettes ni n’était particulièrement gros, et tous avaient le même accent de l’Oklahoma. Ils venaient tous d’écoles différentes et ne se connaissaient pas. Mais leurs « moniteurs » les répartirent en deux groupes de onze, et les menèrent à deux camps scouts voisins…

Les enfants se choisirent comme noms les « Aigles » et les « Crotales » respectivement. Les moniteurs avaient prévu d’organiser des rencontres sportives, mais les enfants allèrent plus vite que prévu : dès que les Crotales découvrirent la présence des Aigles à proximité, ils entreprirent de les « virer ». Pendant les matches de baseball, luttes à la corde et chasses au trésor qui furent organisés par la suite, les moniteurs furent aussi discrets que possible et purent constater que les rencontres se transformaient généralement en batailles rangées : insultes, drapeau du camp adverse brûlé, descente de nuit dans le bungalow adverse, et finalement coups de bâton et jets de pierres !

Lors de la dernière phase de l’expérience, les chercheurs voulaient provoquer un événement susceptible de souder le groupe. Ils annoncèrent que le système d’adduction d’eau du camp ne fonctionnait plus, et que des vandales extérieurs au camp l’avaient probablement saboté. Ils firent tomber en panne le camion dans une côte, si bien que les Crotales et les Aigles se mirent ensemble pour le pousser. A la fin de l’expérience, une trêve précaire avait remplacé l’état de guerre.

Cette expérience met en lumière une troisième activité constante de l’esprit humain :

  • étiqueter, ranger, diviser les gens et les objets en groupes (catégories).

La catégorisation accentue les différences entre les groupes humains tout en atténuant les différences à l’intérieur de chaque groupe. Par un phénomène d’assimilation, les membres d’un même groupe tendent à se ressembler de plus en plus avec le temps. Une personne peut appartenir à plusieurs groupes, et son comportement dépendra du groupe auquel elle s’identifie à un moment donné. Ainsi, selon le contexte, un groupe sera plus saillant que les autres ce qui modifiera le comportement de la personne.

Grâce à la scolarité obligatoire, les enfants d’aujourd’hui disposent de groupes d’êtres qui leur ressemblent : leurs camarades de classe. En famille, les groupes saillants seront celui des parents et celui des enfants, mais à l’école la principale séparation se fera entre garçons et filles et des sous-groupes peuvent se créer selon la taille de la classe et de l’école. C’est pourquoi Judith Rich Harris a appelé sa théorie la « théorie de la socialisation par le groupe ». Il s’agit d’une hypothèse qu’elle propose pour remplacer le primat de l’éducation parentale.

Les différents âges

A un an, un bébé est incapable de jouer avec un autre bébé de son âge. A deux ans, sa capacité d’imitation est déjà développée et permet des jeux très amusants : courir en rond autour d’une table, ou bien je fais un truc idiot et tu fais pareil. A deux ans et demi les enfants peuvent se servir des mots pour coordonner leurs jeux, et à trois ans ils savent jouer à « papa et maman » et jouer des rôles dans un scénario de jeu.

Il faut quelques mois à un bébé humain pour connaître sa mère. Vers trois ans en moyenne, il commence à acquérir de l’indépendance et peut rester un certain temps éloigné d’elle. Pendant cet intervalle, si sa mère a su le rassurer, l’enfant s’attendra à trouver en elle une source de réconfort en cas de difficulté. Cependant il n’aura pas la même attente vis-à-vis des autres personnes.

En revanche, l’absence d’attachement précoce et de liens affectifs durables avant quatre ans semble avoir des répercussions. Ainsi, les enfants qui ont grandi dans un orphelinat « à l’ancienne » où l’on décourageait ces attachements éprouvent-ils par la suite des difficultés pour éprouver des sentiments profonds et se faire des amis, et ce malgré de bonnes compétences sociales et un grand nombre de « copains ». Judith Rich Harris propose donc l’idée que notre cerveau dispose de deux parties distinctes dont l’une gère les relations avec une personne (relations « dyadiques »), et l’autre les relations de groupe. La première serait prête à fonctionner dès la naissance et se développerait avant quatre ans, tandis que la deuxième mettrait un certain temps à se structurer.

Allant dans le même sens, des chercheurs ont étudié les effets à long terme de l’amitié et de l’appartenance à un groupe à l’école primaire. Ils ont établi que l’acceptation ou le rejet par un groupe avait eu des effets sur « l’adaptation globale des adultes à la situation vécue », mais ils n’ont découvert aucun lien significatif avec le fait d’avoir eu ou non un ami.

Au cours de l’enfance, le groupe le plus important est celui du sexe. Dès trois ans, on s’identifie comme « garçon » ou « fille » et on préfère jouer avec les enfants du même sexe. A cinq ans, la ségrégation est presque totale. Tous les efforts des parents pour offrir des camions à leur fille et une maison de poupées à leur fils, et leur tenir des discours sur l’égalité des sexes, n’empêchent pas les enfants de déclarer qu’ils ne peuvent pas jouer avec les « autres ».

Vers dix ans, la couleur de la peau prend de l’importance, mais pas autant que le sexe. Dans les collèges « multicolores », il est rare qu’un enfant noir s’asseye à côté d’un enfant blanc pour déjeuner, mais il est encore plus rare qu’il s’asseye à côté d’un enfant de l’autre sexe. Pourtant, cela n’empêche pas certains enfants d’être attirés par un membre du sexe opposé, voire même d’avoir un « amoureux ». Mais ils ne voudront pas être vu en sa compagnie par les autres membres de leur groupe.

Les aspects les plus élaborés de l’esprit de groupe n’apparaissent qu’au milieu de l’enfance, entre sept et onze ans. Ils font apparaître deux phénomènes opposés : on adopte les normes du groupe pour ressembler à ses pairs (assimilation), tout en se comparant à eux et en essayant de d’être remarquable au sein du groupe (différenciation). C’est ainsi qu’à cette période entre sept et onze ans les enfants apprennent à se connaître, à évaluer leur force, leur pouvoir de séduction, leur rapidité, leur intelligence, en se comparant aux autres membres du groupe qui leur sert de référence. Lorsqu’un enfant n’est pas le plus grand ni le plus beau, il lui reste toujours des niches à exploiter, telles que celle du « clown » par exemple. On arrive ainsi au résultat – qui ne surprendra personne – que si un enfant change de bande et rejoint un groupe de bons élèves, ses notes s’amélioreront.

Ici je remarque au passage que Judith Rich Harris reconnaît elle-même les limites de sa théorie : « […] les psychologues et les sociologues ne se sont jamais vraiment penchés sur ces différences. Aussi les preuves dont je dispose pour étayer ma théorie sont-elles essentiellement anecdotiques. » Ainsi, ces parents Anglais vivant à Rome voient leurs enfants acquérir la langue, l’accent et la culture locale, et ce malgré leurs efforts pour parler anglais à la maison. La transmission culturelle dans ce cas ne se fait ni par l’éducation parentale ni par l’imitation des parents par les enfants. Des enfants d’origines très diverses arrivés à Hawaii à la fin du 19ème siècle ont commencé à parler entre eux une nouvelle langue qui allait devenir le créole, avec une syntaxe et toutes les nuances nécessaires pour transmettre des idées complexes, malgré que leurs parents communiquaient avec un sabir formé de mots empruntés au chinois, au japonais, au portugais et à l’espagnol.

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