14 janvier 2006

Livre : Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens par R.Joule



Des études montrent qu’il est très difficile de prévoir le comportement d’une personne en fonction de ses comportements antérieurs, de ses attitudes et de sa personnalité. Le comportement dépend beaucoup plus des éléments spécifiques à la situation. Un tel sujet nous touche car nous attachons beaucoup d’importance au processus de décision et à notre libre-arbitre. Pourtant, force est de constater que nos décisions peuvent être altérées par de petites expériences qui peuvent être utilisées aussi bien par des individus – on parlera alors de manipulation –, que par des sociétés – on parlera alors de marketing !

Bien qu’il semble sulfureux, le sujet de la manipulation est étudié par de nombreux spécialistes avec une démarche scientifique incontestable. C’est ce qui fait tout son intérêt. Au final, cela nous apprend une dure vérité : puisque nos décisions sont aussi dépendantes du contexte, on doit en conclure que nos actes ne sont pas toujours rationnels ! C’est un sujet à creuser en microéconomie sans aucun doute…

Le premier effet mis en évidence est ce qu’on appelle « l’effet de gel ».

Nous avons tendance à adhérer à nos décisions et comportements, non aux raisons – bonnes ou mauvaises – qui nous y ont conduit. Exemple des étudiants en MBA à qui l’on demande de financer une des deux filiales A ou B d’un groupe et refinancent généralement la même deux fois de suite même si elle a échoué une fois. En revanche, si la décision initiale émanait d’un tiers ils n’y adhèrent pas, quelles qu’aient été les raisons.

Cet effet est mis en évidence par l’expérience de la dépense gâchée : plus on a investi dans un comportement (notion de coût) plus on aura tendance à s’y tenir. Exemple des étudiants qui ont acheté deux séjours au ski, l’un à $50 l’autre à $100. On leur annonce que ces deux séjours ont lieu le même week-end, on leur décrit les caractéristiques de chaque séjour et ils doivent choisir. Même si le premier est manifestement plus attractif, ils choisiront majoritairement le deuxième.

Le piège abscons est un processus similaire, dans lequel un individu s’entête dans un comportement qui a pourtant un coût élevé. Pour être efficace, le piège abscons suppose qu’une décision soit nécessaire pour en sortir (facilité de ne pas décider) et qu’une limite à l’investissement maximal n’ait pas été décidée à l’avance. Exemple de la psychanalyse. Résumé : « J’ai déjà trop investi pour abandonner ».

On appellera escalade d’engagement ces comportements, qui peuvent parfois conduire à un comportement de plus en plus problématique qui consiste à ne pas revenir sur une décision que l’on a prise. Cela peut s’expliquer par un besoin qu’a l’individu de rationaliser sa première décision.

Les techniques de manipulation

Les techniques de manipulation ne procèdent donc pas de la persuasion, mais consistent à provoquer dans un premier temps un comportement relativement facile à obtenir mais qui augmente la probabilité d’obtenir dans un deuxième temps le comportement désiré.

Le premier comportement peut par exemple être une décision d’amorçage. Pour obtenir la décision d’amorçage, les manipulateurs peuvent recourir à un leurre, c’est-à-dire annoncer des avantages ou masquer des inconvénients. On révèle l’information à l’individu manipulé juste avant la décision finale. Il prend en réalité deux décisions : la première d’opter pour un comportement, et la deuxième – avec une forte probabilité – de s’y tenir une fois révélée la « mauvaise nouvelle ». Exemples : les chaussures vendues en soldes ne sont pas disponibles dans la bonne pointure mais on achète quand même sans soldes, le canapé est vendu en promotion avec une lampe mais la promotion terminée et on l’achète sans la lampe, etc.

Ces considérations sont traduites dans la théorie de l’engagement. Elle repose sur deux principes : seuls les actes nous engagent, et on peut être engagé à différents degrés par ses actes selon les circonstances, le lien n’étant donc pas automatique. Les éléments qui renforcent le caractère engageant d’un acte sont :

- son caractère public,

- sa répétition,

- son irrévocabilité,

- son coût,

- le sentiment de liberté de l’individu qui le réalise (ainsi une décision prise sous la menace ou dans la perspective d’une récompense importante sera très peu engageante).

L’engagement d’un individu correspond au degré auquel il peut s’assimiler à son propre acte : il doit rendre des comptes, il ne peut nier son acte, il ne peut trouver de raisons de son acte au-dehors de lui-même, il en est personnellement responsable, etc. Une manière de renforcer l’engagement est donc de pratiquer un étiquetage, en disant à l’individu manipulé qu’il est « quelqu’un de … » c’est pourquoi il prend la bonne décision : « ce canapé est superbe, on voit que vous avez bon goût ! ».

On distingue les actes problématiques – qui sont contraires aux convictions et comportement antérieurs de l’individu, ou socialement répréhensibles – des actes non problématiques. L’engagement dans un acte non problématique a pour effet de rendre le comportement plus résistant au changement, tandis que l’engagement dans un comportement problèmatique a pour effet de modifier les idées dans le but de le rationaliser. Exemples des étudiants à qui l’on demande de rédiger un court texte sur les avantages de la cogestion dans l’université (non problèmatique car ils adhèrent en majorité) : certains ont été peu rémunérés pour rédiger ce texte – et sont donc fortement engagés ; ils ont des réactions plus violentes lorsqu’on leur soumet ensuite un texte de propagande anti-cogestion.

Explication cognitive : l’engagement dans un acte organiserait les éléments cognitifs qui lui sont liés autour de cet acte, ou pourrait faciliter l’accès du cerveau à ces éléments.

La soumission librement consentie : exemple où l’on demande à un consultant de dispenser aux contremaîtres une formation sur un projet d’entreprise. Le consultant fait appel aux « volontaires », et leur demande de « suggérer » les sujets qui seront traités pendant la formation. En procédant ainsi, la quasi-totalité des contremaîtres participeront à la formation (difficulté de refuser) et ils connaissent déjà le projet d’entreprise et suggéreront les « bons » sujets. Mais en les laissant « décider librement » le consultant les engage et accroît l’efficacité de la formation.

Le pied-dans-la-porte : on obtient des individus un comportement peu coûteux (répondre par téléphone à quelques questions sur leurs habitudes de consommation) afin de leur extorquer plus facilement un comportement coûteux (laisser une équipe de 5 enquêteurs venir fouiller le domicile d’une ménagère pendant 2 heures afin d’étudier ses habitudes de consommation). Le PDLP peut être explicite comme dans l’exemple ci-dessus, ou implicite comme dans l’exemple où un comportement altruiste provoqué (surveiller un caddie 3 minutes pour chercher un portefeuille perdu) incite l’individu à avoir un comportement altruiste spontané qu’il n’aurait pas eu sinon (ramasser un autre portefeuille tombé).

Pour être efficace, un bon PDLP doit :

- avoir un coût moyen (trop faible il serait peu engageant, trop fort il serait rejeté),

- avoir un délai maximum de 7 à 10 jours entre les deux étapes,

- avoir en première étapé une décision engageante (l’acte effectif n’apporte rien),

- avoir deux étapes qui se situent dans un même registre d’actions,

- être renforcé par un langage qui permet à l’individu d’identifier son comportement préparatoire (« c’est bien de rencontrer quelqu’un qui se mobilise pour de bonnes causes ! »),

- ne mettre en jeu que des comportements peu coûteux dans le cas de la demande implicite.

La crainte-puis-soulagement consiste à provoquer une frayeur suivie d’un soulagement immédiat. On constate que, une fois placés dans cette situation de « bonne humeur » artificielle, nous sommes beaucoup plus prompts à accepter toutes sortes de sollicitations. Exemple de la pub ressemblant à un PV sur le pare-brise d’une automobile (ou faux coup de sifflet d’un policier) : après avoir constaté qu’il ne s’agissait pas d’un PV, l’automobiliste est soulagé et accepte 2 fois plus souvent de répondre à un sondage lorsque l’enquêtrice l’aborde !

La porte-au-nez : on obtient d’abord un refus en présentant à un individu une demande exorbitante, afin de mieux lui extorquer ensuite un accord sur un comportement moins coûteux.

Pour être efficace, la PAN doit :

- mettre en jeu une première requête très coûteuse (si elle est rejetée, mais insuffisamment coûteuse, l’effet est moindre),

- mettre en jeu dans les deux étapes des comportements qui ne diffèrent que par leur coût,

- se dérouler dans un intervalle de temps court (une journée maximum),

- porter de préférence sur une « noble cause ».

La PAN est actuellement mal expliquée, et peut sembler en contradiction avec le PDLP dans lequel c’est l’engagement initial qui facilite le comportement final. Les explications possibles reposent sur la norme sociale des concessions réciproques, sur la diminution du coût apparent du deuxième comportement, ou sur la présentation de l’individu de qui émane la requête. La PAN se distingue également du PDLP par ses effets de coutes durée : 24 heures maximum pour la PAN contre 7 à 10 jours pour le PDLP !

Le pied-dans-la-mémoire est utile dans les situations d’éducation pour les enfants comme pour des citoyens que nous sommes (tri des déchets, économies d’eau). Il consiste à demander à l’individu de se remémorer ses souvenirs (« qu’avez-vous fait des emballages de vos cadeaux de Noël ? ») pour graver plus efficacement le comportement souhaité dans sa mémoire (mettre les emballages dans la poubelle verte). Ce qui est frappant ici, c’est que ce type de technique est beaucoup plus efficace que la démarche consistant à argumenter et convaincre son interlocuteur de l’importance de l’environnement.

La manipulation à l’usage des mendiants

Pour conclure, voici une petite expérience qui a montré qu’un mendiant pouvait multiplier ses gains par un facteur considérable à condition de se livrer à une manipulation bien choisie :

1) Toucher le bras de la personne 1 à 2 secondes car cela augmente considérablement la probabilité qu’elle accepte une sollicitation

2) L’engager par une demande peu coûteuse à laquelle tout le monde répondra favorablement (« auriez-vous l’heure s’il vous plaît ? »)

3) L’étiqueter par un « Vous êtes vraiment très aimable ! »

4) Lui présenter enfin la requête « J’ai besoin d’un peu de monnaie, pourriez-vous me dépanner ? »

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